La liberté d'informer sacrifiée sur l'autel du secret-défense

Pour la première fois, des journalistes ont été condamnés pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Un arrêt dangereux.

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Trois journalistes ont été condamnés pour avoir révélé l'identité d'un agent de la DCRI dirigée par Bernard Squarcini (photo). 
Trois journalistes ont été condamnés pour avoir révélé l'identité d'un agent de la DCRI dirigée par Bernard Squarcini (photo).  © AFP

Temps de lecture : 3 min

La peine est légère, mais la condamnation insupportable. Pour avoir regardé sous les jupes du renseignement, Christophe Labbé et Olivia Recasens, journalistes au Point, et Didier Hassoux, plumier du Canard enchaîné, ont été condamnés en septembre dernier par la cour d'appel de Paris à une amende de 3 000 euros avec sursis. Leur tort ? Avoir porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation en révélant l'identité réelle d'un agent secret. Une infraction introduite dans notre Code pénal en 2011 et qui n'avait, jusque-là, jamais été utilisée contre des journalistes. À l'origine du litige, un livre, L'Espion du président, paru aux éditions Robert Laffont en 2012. L'ouvrage, en grande partie consacré à Bernard Squarcini, le patron de la toute puissante Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd'hui devenue DGSI), lève le voile sur les très nombreux dysfonctionnements des services de renseignements français. Il avait fortement déplu en haut lieu.

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Les trois journalistes y décrivent avec précision une « police politique » au service de Nicolas Sarkozy et de ses proches qui se serait parfois détournée de ses missions officielles pour se consacrer à des tâches beaucoup moins avouables… « Nous avons diffusé des noms car c'était légitime. Ces agents incarnaient des dérives que nous voulions dénoncer », s'était ainsi défendue en première instance Olivia Recasens, devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Des cinq agents « outés » par les auteurs et qui ont porté plainte, seul un a obtenu gain de cause devant la cour d'appel, les juges estimant que les noms des quatre autres avaient déjà été publiés au journal officiel. Un certain P-A T., commissaire à la DCRI, avait ainsi eu la surprise de voir son entier patronyme publié dans l'ouvrage. En cause : les liens qui l'unissaient à son très cher frère, soupçonné par la police d'être l'un des parrains les plus influents de la mouvance corse en Afrique… Rien que cela ! Selon des enquêteurs travaillant sur le crime organisé, P-A T. aurait même reçu plusieurs dizaines de milliers d'euros en liquide de la part de son frère. Un mélange des genres des plus fâcheux.

Une protection absolue ?

Pour leur défense, les journalistes ont affirmé que les agents outés n'étaient pas des « opérationnels », et que leur vie n'était donc pas mise en péril par les révélations du livre. La cour d'appel en a décidé autrement, jugeant que le législateur avait « estimé nécessaire de protéger les agents des services de renseignements de toute révélation concernant leurs liens avec leur service, même lorsqu'ils n'agissent pas sous couverture ». Les juges poursuivent : « Le souci des auteurs de dénoncer les conditions, selon eux contraires aux règles acceptables de recrutement de ce fonctionnaire, en raison de ses liens familiaux avec une personne condamnée à plusieurs reprises, ne peut justifier (…) de divulguer la fonction qu'il exerce au sein d'un service de renseignements. » Fermez le ban.

Le message adressé aux journalistes est ainsi extrêmement clair : « N'allez pas fouiller dans le monde opaque du secret-défense sous peine de condamnation ! » Le procureur, qui représente à l'audience les intérêts de l'État et de la société civile, n'avait-il pas lui-même réclamé dans ses réquisitions de la prison avec sursis ? Pour Recasens et Labbé, l'utilisation de cet article contre des journalistes est un pur scandale. « C'est l'arme rêvée du parfait étouffeur », écrivent les deux journalistes dans le livre Informer n'est pas un délit, paru aux éditions Calmann-Lévy en octobre 2015, et qui rassemble les contributions d'une quinzaine de journalistes d'investigation.

Dès les débats parlementaires en 2011, plusieurs élus, dont la députée socialiste Sandrine Mazetier, avaient pourtant pointé les dérives possibles d'une telle loi : « Seuls les agissements malveillants doivent être réprimés, avait réclamé l'élue. À défaut, la révélation volontaire, notamment par un journaliste, d'une information susceptible d'avoir des conséquences imprévues sur l'identification d'un agent qui utilise un nom d'emprunt pourrait tomber sous le coup de la loi. » Une remarque qui avait été à l'époque balayée par MM. Ciotti et Hortefeux, respectivement député UMP et ministre de l'Intérieur de Nicolas Sarkozy, attachés à la protection la plus absolue des contre-espions français.

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Commentaires (31)

  • phil marsouin

    Nous sommes en Guerre contre le terrorisme, il est normal que les informations Secret Défense ne tombent pas entre toutes les mains. Il y va de la sécurité de la nation et de nos soldats !

  • jmj

    Liberté de la presse contre souci de protection des agents des services de renseignements... Débat difficile, tranché avec modération par la Cour d'appel, qui affirme les principes sans accabler les auteurs du livre. Mais quelle sévérité dans les commentaires ! Pour consoler Christophe Labbé et Olivia Recasens, un bémol : sans journalistes, Dreyfus serait mort au bagne.

  • Clairevoix

    Le pouvoir du journaliste est immense.

    Il n'est pas élu, et n'a donc pas à rendre de compte, ni à solliciter un renouvellement de sa fonction. Il est protégé dans ses "sources" comme dans ses écrits (encore que la pensée unique fustige parfois celui qui s'en écarte trop... ). Il peut aussi être sélectif dans ses reportages, et flirter avec une certaine déformation de la vérité, tout cela sans avoir vraiment à se justifier...

    Face à de tels privilèges, quelles limites concevoir afin que la liberté ne sombre dans l'arbitraire ou le perfide ?

    Une seule, à mon avis : celle de la déontologie, c'est à dire, en définitive, de l'autocontrôle au nom d'une éthique ou d'un idéal.

    Reconnaissons alors, dans un tel ordre d'idées, que la divulgation du nom d'un "agent", au risque de nuire à sa sécurité légitime, peut objectivement être regardée comme une offense à cet ardent devoir déontologique, et donc comme punissable.