Dans son habit noir de deuil, la jeune veuve chétive, réfugiée depuis quelques jours chez sa tante à Nizip, cité turque frontalière de la Syrie, a perdu même l'énergie et la voix pour protester contre son sort. Depuis la mort de son mari, lors d'un raid aérien mené par les appareils de la coalition internationale, elle a tout essayé pour rester dans sa ville de Manbij, située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est d'Alep et contrôlée depuis près de deux ans par Daech.

La jeune femme a réclamé auprès des services du groupe Etat islamique l'allocation prévue pour les veuves, qui devait leur permettre de survivre tant bien que mal, à elle et à ses deux petits, âgés de 1 et 3 ans. "Ils m'ont imposé de suivre une formation durant un mois à la mosquée, explique-t-elle. Ensuite, malgré une série de démarches administratives, ils ne m'ont rien donné. Pourtant, ils avaient réquisitionné mon mari, employé à la compagnie d'électricité. Il a été tué lors d'un bombardement alors qu'il posait un câble.

En général, seuls les habitants sont touchés par l'aviation. Les chefs de Daech et leurs djihadistes étrangers y échappent la plupart du temps. Dès qu'ils se cachent, nous autres, les civils, nous savons qu'une frappe est imminente."

Les chiffres du commandement américain "enjolivés"?

Depuis plus d'un an, la coalition internationale réunie par les Etats-Unis a mené des centaines de raids aériens en Irak et en Syrie contre les positions du groupe Etat islamique. Le bilan des opérations est pour le moins mitigé. Depuis quelques jours, pourtant, voici que d'autres avions de combat traversent le ciel syrien. L'offensive fracassante du président de la Russie, Vladimir Poutine, le 28 septembre, à la tribune de l'Assemblée générale de l'ONU puis celle de son aviation sur le territoire syrien ont suivi de peu les premières frappes françaises contre des positions de Daech.

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A video grab made on September 30, 2015, shows an image taken footage made available on the Russian Defence Ministry's official website, purporting to show an airstrike in Syria.  Russia launched air strikes in war-torn Syria, its first military engagement outside the former Soviet Union since the occupation of Afghanistan in 1979.  Russian warplanes carried out strikes in three Syrian provinces along with regime aircraft as Putin seeks to steal US President Barack Obama's thunder by pushing a rival plan to defeat Islamic State militants in Syria.  AFP PHOTO / RUSSIAN DEFENCE MINISTRY

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Les premières frappes aériennes de l'armée russe en Syrie, le 30 septembre. Ces bombardements n'auraient pas ciblé les djihadistes de Daech.

© / AFP PHOTO/RUSSIAN DEFENCE MINISTRY

Au nom de la lutte contre l'organisation terroriste, une nouvelle compétition oppose les grandes puissances, engagées dans une guerre à l'efficacité douteuse sur l'ennemi désigné. Les habitants des zones bombardées sont les seuls à pouvoir témoigner concrètement de leurs effets. Eux seuls peuvent mettre des noms sur les "536 à 1550 civils tués par les frappes", selon les chiffres officiels du Central Command (Commandement central des forces armées) des Etats-Unis, qui revendique par ailleurs la mort de 15000 combattants de Daech.

Ce dernier bilan soulève depuis quelques semaines une polémique jusque dans les milieux du renseignement américain. Car les rapports des analystes du Central Command auraient été "enjolivés", selon plusieurs médias américains, afin de satisfaire les exigences de la Maison-Blanche, décidée à présenter des résultats positifs dans sa lutte contre l'organisation terroriste. Vue du terrain, Daech ne semble pas avoir beaucoup souffert d'une année de frappes quotidiennes sur les zones qu'elle contrôle. Au mois de mai dernier, les djihadistes sont même parvenus à étendre leur territoire aussi bien en Irak, en conquérant la ville de Ramadi, qu'en Syrie, en prenant Palmyre.

Avant d'entrer en action et afin de démontrer que seul le régime de Bachar el-Assad, allié de Moscou, saurait combattre le terrorisme, les Russes ont débarqué ces dernières semaines sur la côte syrienne des renforts substantiels en hommes et en moyens militaires lourds, notamment aériens. Le 17 septembre dernier, à Raqqa, "capitale" de l'Etat islamique autoproclamé, dans le nord du pays, un habitant parle de "folie meurtrière sans précédent".

Après des mois d'absence, l'aviation du régime a mené une douzaine de raids sur différentes positions habituellement visées par la coalition dans la ville, faisant au moins 40 morts parmi les civils. Le lendemain, c'était au tour de Palmyre de découvrir la nouvelle puissance de feu de l'armée syrienne, qui a dû abandonner la "perle du désert" à Daech en mai dernier. Pas moins de 25 raids ont été comptés en une journée, entraînant la mort d'une trentaine de civils. Comme souvent, le nombre des pertes dans les rangs de Daech reste un mystère.

Des tunnels souterrains pour permettre aux djihadistes de fuir

"Que la coalition détruise ma maison, pourvu qu'elle nous débarrasse de Daech! Voilà deux ans qu'on espère que quelqu'un vienne les déloger, mais c'est nous qui sommes partis !" crie Oum Hussein (1). La vigoureuse quinquagénaire vient de rejoindre son fils et ses petits-enfants à Karkemish, sur la rive turque de l'Euphrate, en face de leur ville de Djarabulus, dernière commune frontalière tenue par l'organisation terroriste. Oum Hussein a été emprisonnée à deux reprises par les hommes de Daech.

Les forces de sécurité irakiennes posent autour d'un drapeau de Daech ôté de la façade de l'université d'Anbar, en Irak, le 26 juillet. 
Iraqi security forces hold an Islamist State flag which they pulled down at the University of Anbar, in Anbar province July 26, 2015. Iraqi security forces entered the University of Anbar in the western city of Ramadi on Sunday and clashed with Islamic State militants inside the compound, the joint operations command said in a statement. REUTERS/Stringer - RTX1LW6Q

Les forces de sécurité irakiennes posent autour d'un drapeau de Daech ôté de la façade de l'université d'Anbar, en Irak, le 26 juillet.

© / REUTERS/Stringer Iraq

"Une fois, ils m'ont accusée de posséder une kalachnikov et un revolver, puis de travailler pour une cellule dormante de l'Armée syrienne libre, parce que mes fils les avaient combattus. Ils continuaient de me harceler après m'avoir relâchée et venaient tous les jours me menacer. Un soir, alors que j'étais sortie sur mon balcon pour rebrancher le générateur électrique, ils m'ont soupçonnée d'émettre des signaux, avec une puce de téléphone, pour guider les avions."

La maison d'Oum Hussein est en effet située entre deux locaux de Daech: "Un devant, un derrière; c'est pour ça qu'ils nous surveillent de si près. Ils ont autant peur de nous que de l'aviation." La nervosité des djihadistes a redoublé, en particulier autour de Djarabulus, qui marque une des limites de "la zone protégée" prévue par l'accord entre Turcs et Américains pour accueillir et retenir les réfugiés syriens.

Annoncé à la fin d'août, le projet qui consisterait à libérer des forces de Daech une zone de 90 kilomètres le long de la frontière turco-syrienne, quitte à briser la continuité territoriale des Kurdes, semble s'enliser ces dernières semaines. Les désaccords entre les partenaires sur les priorités, comme les tergiversations américaines et la nouvelle guerre ouverte entre la Turquie et les Kurdes du PKK, ont brouillé les objectifs et en ont repoussé la réalisation.

Boucliers humains

Les forces du groupe Etat islamique, elles, n'ont pas attendu le début de la campagne aérienne visant à les déloger de ce territoire pour préparer leur défense. Elles ont entrepris de vastes travaux souterrains dans les régions concernées sous le regard et, surtout, avec les bras des habitants. "Tous les hommes valides ont été recrutés de force pour creuser des tranchées et des tunnels dans et autour de Djarabulus. De longues galeries remplies d'eau doivent permettre aux hommes de Daech de circuler ou de fuir en barque", raconte Oum Hussein en montrant du doigt la rive syrienne de l'Euphrate.

"Ils font aussi travailler les pauvres prisonniers pour creuser", dit la grand-mère intarissable sur les horreurs de la vie quotidienne sous le joug des djihadistes. "La seule frappe meurtrière de ces derniers temps a touché un centre de détention, où des jeunes de la ville sont arrêtés et torturés sous toutes sortes de prétextes. Une dizaine de prisonniers ont été tués!"

Les détenus servent souvent de boucliers humains aux hommes de la centrale djihadiste contre les raids de la coalition, y compris à Raqqa. Néanmoins, des frappes ont ciblé, au début de septembre, le tribunal islamique de la ville, où se tenait une réunion secrète de haut niveau, tuant une vingtaine de chefs djihadistes, notamment irakiens. Une information qui semble indiquer que les services de la coalition commencent à être mieux renseignés sur le terrain.

Pendant ce temps, les populations locales continuent d'être soumises à la fois aux exactions des forces du groupe Etat islamique au sol et exposées aux raids aériens de la coalition, du régime d'Assad et, depuis peu, de la Russie. "Les hommes de Daech sont installés parmi nous, se lamente Oum Hussein. Ils ont pris nos maisons pour loger leurs familles. Ils ont occupé nos mosquées pour en faire des centres de sensibilisation et d'éducation à leur islam. Ils ont arraché nos garçons pour qu'ils exécutent leurs travaux à leur place... Comment des avions, là-haut, pourraient-ils les viser sans nous atteindre ?"