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"La délinquance économique est toujours plus sophistiquée" - Bruno Lasserre

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, en juillet dernier.
Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, en juillet dernier. © Eric Piermont / AFP
Interview Adrien Gaboulaud et Anne-Sophie Lechevallier , Mis à jour le

Capsules de café, produits ménagers, médicaments génériques… Les grands fabricants de ces produits ont tous été interpellés, voire condamnés, par l’Autorité de la concurrence ces dernières années. Cet organisme public inflige parfois des sanctions pharaoniques aux multinationales qui s’entendent pour faire gonfler leurs profits sur le dos des consommateurs. Paris Match a rencontré son président, Bruno Lasserre. 

Paris Match. Diriez-vous que l’Autorité que vous présidez est le gendarme de la concurrence?
Bruno Lasserre. Une partie de notre activité consiste effectivement à sanctionner les infractions au droit de la concurrence. Mais nous ne sommes pas qu’un gendarme. Nous sommes aussi un arbitre, un régulateur et une force de propositions. Nous réalisons régulièrement le diagnostic de certains secteurs et si nous estimons que la concurrence y fonctionne mal, nous pouvons formuler des recommandations aux pouvoirs publics pour lever des obstacles à l’animation concurrentielle. Je citerai par exemple la loi Macron, qui libéralise le transport par autocar sur les longues distances. Jusqu’à présent, les autocaristes ne pouvaient réaliser de liaisons entre des grandes villes françaises que si celles-ci s’inséraient dans des liaisons internationales. L’Autorité de la concurrence s’est saisie du sujet et a proposé une réforme clé en main qui a convaincu le gouvernement.

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Comment le cartel a-t-il été démantelé l’an dernier dans le secteur des produits d’hygiène et d’entretien, votre plus grosse affaire?
Dans cette affaire, deux ententes se superposent : l’une sur les produits d’hygiène corporelle, l’autre sur les produits d’entretien de la maison. Quasiment les mêmes entreprises participaient aux deux ententes, dans des cercles différents, mais avec les mêmes mécanismes. Elles coordonnaient leurs positions de négociation à l’égard de la grande distribution lors de réunions régulières dans des restaurants. Lors d’un déjeuner, les enquêteurs de l’Autorité ont réalisé une visite inopinée dans le restaurant où se réunissaient en secret les cadres dans le XVIIème arrondissement de Paris. Il s’agissait de grands groupes mondiaux, bardés de conseils juridiques, parfaitement informés du caractère illicite de leurs agissements.

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Les sanctions dans cette affaire approchent le milliard d’euros. Est-ce dissuasif?
Le montant des sanctions est en relation avec la taille importante des marchés concernés. La valeur des ventes affectées est mécaniquement très élevée. Les pratiques ont en outre duré plusieurs années et ont concerné des produits incontournables pour les consommateurs. Il est logique que la sanction soit élevée et que nous ayons voulu faire passer un message de dissuasion. Nous avons pris en compte le fait que les filiales françaises en question appartenaient à des groupes multinationaux très puissants et très diversifiés. A la sanction financière s’ajoute aussi la large médiatisation, qui ternit la réputation des entreprises. De manière générale, nous avons voulu rendre les amendes anti-trust plus dissuasives qu’elles ne l’étaient par le passé. Nous assumons ce cap de sévérité, car l’impact économique de ces infractions est important. Plus l’amende est élevée, plus les entreprises prennent des risques à s’entendre.

Pour échapper aux autorités, les réunions se tiennent aux domiciles privés des cadres

Quelles sont les stratégies des entreprises pour échapper à l’attention de l’Autorité de la concurrence?
Nous constatons une sophistication croissante de la délinquance économique. Autrefois, les chefs d’entreprises notaient sur un carnet leurs rendez-vous avec les concurrents, les prix sur lesquels ils s’entendaient... Tout cela n’existe plus. Nous remarquons dans des affaires récentes que certaines entreprises n’hésitent pas à organiser des réunions aux domiciles privés de cadres. Elles peuvent aussi attribuer à leurs commerciaux des téléphones mobiles dédiés aux conversations avec les concurrents, souscrits au nom des conjoints et stockés à leurs domiciles pour éviter des saisies dans le cadre de perquisitions des locaux professionnels. C’est la peur du gendarme qui conduit les entreprises à cacher de plus en plus les traces de leur collusion.

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Adaptez-vous les sanctions à la santé économique des entreprises concernées?
Nous tenons compte de la gravité des faits, de l’importance du dommage à l’économie, ainsi que de la durée de l’infraction. A ces éléments généraux sont ensuite associés des éléments plus individuels : quel a été le rôle particulier de l’entreprise, aggravant ou plutôt atténuant ? L’entreprise souffre-t-elle de difficultés ? Dans les affaires des produits laitiers ou de la volaille, nous avons, dans certains cas, réduit substantiellement les sanctions pour tenir compte des difficultés de telle ou telle entreprise. Il ne s’agit pas en effet de faire payer l’amende par les salariés. Il nous arrive de diminuer la sanction de 80 ou 90%. L’idée n’est naturellement pas de faire sortir du jeu des acteurs qui peuvent contribuer à l’animation concurrentielle.

Comment est utilisé le produit des amendes?
Il est affecté au budget général de l’État. Et ces amendes sont effectivement payées par les entreprises, et rapidement. Le taux de recouvrement est de 99% pour 2014.

Quel est l’effet sur les prix du démantèlement d’une entente?
Une entente bien organisée et qui s’inscrit dans la durée peut conduire à élever les prix de 20 à 25%. Nous avons eu deux exemples dans les secteurs de la signalisation routière et de la restauration des monuments historiques. Dans les deux cas, les prix ont immédiatement baissé de 20% dès le démantèlement des ententes. Imaginez quand un cartel ou une entente dure pendant dix, quinze ou vingt ans ce que cela représente pour l’économie.

Nespresso empêchait les consommateurs d'acheter des capsules concurrentes

Une partie des 190 décisions publiées depuis 2009 aboutit à des engagements de la part des entreprises, qui échappent ainsi à la sanction. Comment fonctionne ce système «à l’amiable»?
Dans certains cas, nous estimons qu’il est plus efficace de redresser en amont les comportements et de vérifier ensuite que ces engagements sont respectés. Cette procédure est plus rapide, car l’entreprise coopère à la définition des mesures correctrices. Nous étions, par exemple, préoccupés par la question des capsules de café Nespresso. Nous avions constaté des difficultés de la part de fabricants concurrents pour commercialiser des capsules compatibles avec les machines Nespresso : à chaque fois que de nouvelles capsules concurrentes étaient proposées, le dispositif technique de la machine était modifié de telle sorte que les capsules concurrentes devenaient incompatibles. Nespresso s’est finalement engagé à informer en amont les concurrents des modifications techniques qu’il envisageait d’apporter aux machines. Autres obstacles : le contrat de garantie ne fonctionnait pas si vous utilisiez les capsules des autres marques et les vendeurs dissuadaient les consommateurs d’acheter d’autres capsules. Nespresso s’est engagé à faire jouer la garantie quelles que soient les capsules utilisées et à s’abstenir de dénigrer les capsules concurrentes. Il ne s’agit pas de promesses en l’air : nous vérifions leur respect et la sanction est toujours possible.

Quand recourez-vous à ces engagements?
Dans un cas sur trois ou quatre, pas plus. Toutes les affaires ne s’y prêtent pas. Demander à une entreprise de s’engager à ne pas recommencer dans le cas d’une entente secrète n’aurait aucune valeur.

Et parmi les entreprises qui ont pris des engagements, combien de fois êtes-vous finalement contraints de recourir à la sanction?
Rarement, car en général l’entreprise comprend qu’il faut tourner la page et changer de culture. Nous avons eu jusqu’à présent deux ou trois cas dans lesquels nous avons dû mettre en œuvre une procédure de sanction pour non-respect des engagements.

Un système de clémence permet d’inciter les entreprises à dénoncer l’existence d’une entente auprès de vous. Comment cela fonctionne-t-il?
C’est une procédure qui existe aujourd’hui dans tous les grands États du monde et dans 27 États de l’Union européenne sur 28. Elle permet à l’entreprise qui fait partie d’un cartel d’en dénoncer l’existence auprès des autorités de concurrence. En échange de la coopération qu’elle noue avec nous et en fonction du rang d’arrivée de sa demande, elle peut échapper à tout ou partie de l’amende. Soixante-dix demandes ont été faites en quinze ans depuis l’introduction de ce programme en France. Cela nous a permis de démanteler des ententes très importantes telles que l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien et celle des produits laitiers.

Pourquoi est-ce efficace?
La clémence déstabilise l’entente de l’intérieur. Un cartel, c’est en définitive toujours une réunion fragile entre des entreprises qui vont maximiser le profit qu’elles vont extraire des consommateurs mais qui restent concurrentes malgré tout. La clémence renforce cette incitation à trahir puisque celui qui sort de l’entente le fait à son bénéfice et au détriment de ses concurrents.

Les fabricants de lessives ont tous tenté de se dénoncer entre eux

L’Autorité de la concurrence distingue plusieurs rangs de sanctions. Faut-il toujours être le premier à dénoncer une entente pour bénéficier d’une immunité la plus complète?
Dans l’affaire des lessives, les quatre grands fabricants mondiaux -Unilever, Henkel, Procter and Gamble et Colgate-Palmolive- sont venus successivement nous parler de ce cartel. Nous enquêtions déjà sur les produits d’entretien et ces entreprises ont senti le vent du boulet. Unilever est venu nous en parler le premier et il a eu 100% d’exonération d’amende. Un mois plus tard, Henkel nous a dit : «Je vais vous apprendre quelque chose qui va beaucoup vous intéresser». Malheureusement pour eux, nous en savions déjà beaucoup. Néanmoins, dans la mesure où elle nous apportait des informations nouvelles supplémentaires, elle a pu bénéficier d’une remise sur la sanction. Plusieurs mois après, Procter and Gamble et enfin Colgate-Palmolive sont venus à leur tour. Seule la première entreprise a bénéficié d’une exonération totale.

Pourquoi les entreprises se concertent-elles?
Parfois, les entreprises peuvent passer d’une collusion tacite à une collusion expresse, lorsque un événement extérieur vient perturber l’entente tacite : une nouvelle norme, l’arrivée d’un concurrent qui veut tailler des croupières aux entreprises existantes... Avec l’ancienne loi Galland par exemple, qui régissait la formation des prix entre la grande distribution et les fournisseurs et définissait de manière artificielle le seuil de revente à perte, tous les acteurs avaient intérêt à se caler sur ce seuil. Dans l’affaire de l’hygiène et de l’entretien, la modification du cadre législatif et réglementaire a bousculé cette situation confortable et les grands fournisseurs se sont dit que certains d’entre eux risquaient de réagir en ordre dispersé. C’est à ce moment-là qu’ils ont décidé de se réunir et de se concerter.

L’Autorité ne prononce pas seulement des sanctions à plusieurs centaines de millions d’euros. La plus petite sanction que nous avons repérée s’élevait à 5000 euros à peine. A quoi cela sert-il?
Dans cette affaire, une maison de retraite fortement consommatrice de médicaments non remboursés avait décidé de faire jouer à plein la concurrence entre les pharmaciens, le prix des médicaments non remboursés pouvant varier de un à quatre selon les officines. Mais le conseil régional de l’ordre des pharmaciens de Basse-Normandie avait fait pression pour l’inciter à s'adresser aux pharmacies les plus proches de son implantation au lieu de faire le choix d'un pharmacien plus éloigné, éventuellement plus compétitif. Nous avons dit que cette pratique n’était pas conforme au droit. Ces affaires semblent peut-être anecdotiques mais elles font jurisprudence et touchent la vie quotidienne des Français. Nous avons eu d’autres affaires du même ordre, dans le secteur des taxis, des ambulances, du transport scolaire…

Considérez-vous que les nouveaux acteurs d’Internet changent considérablement la manière dont s’exerce la concurrence?
Internet est un outil formidable pour mieux faire se rencontrer l’offre et la demande. Il démultiplie les canaux de distribution existants et crée de nouveaux services. Avant de se demander en quoi cette nouvelle économie menace les acteurs traditionnels, il faut se poser d’abord la question : en quoi profite-t-elle aux jeunes ? Internet est l’économie de la jeunesse.

Ces acteurs veulent eux aussi maximiser leurs profits...
Internet rend du pouvoir aux consommateurs mais le pouvoir de marché de certaines entreprises peut aussi être une menace. Des acteurs incontournables font d’ailleurs l’objet d’enquêtes de la part d’autorités de concurrence pour vérifier qu’ils n’abusent pas de cette situation. Google, Amazon, etc. Ces géants de l’Internet, en surfant habilement sur les vagues d’innovation, peuvent remporter toutes les cartes du jeu et jouir d’un pouvoir de marché considérable. Compte tenu de leur propension à s’intégrer verticalement, la tentation peut être grande de favoriser leurs propres services ou contenus au détriment de ceux des concurrents. e risque est de voir se développer une concurrence féroce entre des écosystèmes fermés -Apple, Google, peut-être Facebook- avec un consommateur, une fois entré dans un écosystème, prisonnier de celui-ci. C’est une de nos préoccupations.

Droit de réponse de Nespresso France

Suite à la parution de l'entretien avec Bruno Lasserre, la société Nespresso France nous a fait parvenir le texte suivant :

«L'interview de Bruno Lasserre, Président de l'Autorité de la concurrence, mise en ligne le 9 octobre 2015 sous le titre "La délinquance économique est toujours plus sophistiquée" et faisant notamment référence au dossier instruit par cette autorité et qui fut clos par la décision n°14-D-09 , du 4 septembre 2014, appelle les observations suivantes :

D'une part, sur le plan factuel, ni la décision adoptée par l'Autorité de la concurrence, ni les engagements souscrits par la société Nespresso France n'établissent de lien de causalité entre, d'une part, les évolutions techniques apportées aux machines Nespresso et, d'autre part, l'apparition de capsules concurrentes. De même, Nespresso France n'a jamais admis avoir dénigré ces dernières. Prétendre qu'elle se serait engagée à s'en abstenir ne correspond donc pas à la réalité.

D'autre part, d'un point de vue juridique, lorsque des engagements sont souscrits, en application de l'article L.464-2 du Code du commerce, et que l'Autorité de la concurrence décide de les rendre obligatoires, il n'y a ni démonstration d'une infraction, ni acceptation de faits qui auraient été établis par l'instruction. Une telle procédure d'engagements n'implique donc aucune culpabilité des entreprises concernées.»

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