Bob Dylan en 1965, j'y étais, par Louis Skorecki

Le pseudo psychodrame de Newport, où Dylan traumatisa la foule folk avec une guitare électrique, l'enregistrement historique de “Highway 61 revisited'. En 1965, toute la rock critic rêvait de Dylan. Skorecki, Louis, parlait à l'icône. Retrouvez ce témoignage, datant d'octobre 2015, à l'occasion de la distinction de Bob Dylan comme prix Nobel de littérature 2016.

Par Louis Skorecki

Publié le 13 octobre 2015 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h55

Cinquante ans... ça me donne le vertige quand je me revois...

... barbu dodu, avec le jeune et mince Bernard Gidel, son appareil photo toujours vissé autour du cou à la mode Walker Evans en visite chez les fermiers pauvres du Sud, avec le jeune James Agee et son éternel stylo dans la bouche, carnet usé en bandoulière. On était au moins aussi exotiques et déplacés que ça, Gidel et moi, quand on pistait un Dylan échevelé et maigre comme un clou du côté des cabines téléphoniques de Newport, en juin 1965, l’année où Dylan a failli se faire lyncher par Pete Seeger et ses groupies acoustiques, quand il leur a balancé dans les oreilles une version saturée de larsens de Maggie’s Farm.

Mais ça, c’est la version officielle. La légende. On raconte même que Seeger courait dans tous les sens avec une hache ou une tronçonneuse pour sectionner les câbles électriques d’où sortait ce hard rock hétérodoxe qui arrachait les oreilles des amoureux de douceurs folk. Eh bien, lecteurs, lectrices, on va vous proposer pour la première fois, de première main, la version officielle, ce qu’on appelle ici et ailleurs la vérité.

Du côté des cabines

On est là, avec Gidel à glander du côté des cabines téléphoniques quand un maigrichon hirsute qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Dylan, se rapproche de nous. « Il marche vite le con », je fais. « Tu vas voir que c’est Dylan et qu’il va venir nous foutre son poing dans la gueule », dit Gidel. Vingt-sept secondes plus tard, Dylan me regarde droit dans les yeux, et avec son accent Daffy Duck du Minnesota, me demande : « Hey man, you got a dime ? »

Comment refuser dix cents à Bob Dylan qui, en plus, me le demande poliment ? Je lui ai donné sa pièce. J’étais transi de honte enthousiaste. Gidel s’en foutait, il avait juste envie de pisser. Soixante-neuf secondes plus tard, Dylan revient vers nous, me rend ma pièce en lâchant, imperturbablement détaché comme Bogart dans Casablanca : « Thank you, man ».

Ensuite, tout s’accélère : il chante du rock électrique, saturé, écrasant les enceintes de ses distorsions pré-White Stripes : des milliers de petits Blancs trop blancs en ont les oreilles qui saignent de dégoût. Faut dire que le brouhaha dylanien de Newport est à peine supportable. Non qu’il chante mal, le petit Zim, c’est juste que, faute de temps pour faire les réglages, personne dans ce tout nouveau groupe électrique ne réussit à s’entendre. Ils sont littéralement sourds les uns aux autres. Ajoutez une dose dylanienne de provocation, et vous avez le pseudo-scandale. De là à prétendre, comme tant d’historiens sourds, qu’une révolte de folkeux boutonneux eut lieu, il y a une distance intersidérale.

La vérité : quelques timides « Oh non, pas ça »... et c’est tout. Le reste n’a pas eu lieu, seule l’invention bienvenue du schisme a justifié ces folles exagérations, répétées année après année par des historiens/histrions en mal d’adjectifs. Ni Pete Seeger et sa tronçonneuse, ni les hordes de groupies folk en larmes ne figuraient au programme ce jour-là.

Passons sur ce Newport en forme de coupure rock épistémologique, et écoutez les quelques titres de ce festival « historique » qui ont survécu ; juste un brouhaha électrique : « Plus fort, plus fort ! », hurlait un Dylan défoncé à mort à ses musiciens, désireux de jouer les Judas devant ses fans, ceux-là déçus mais loin d’être en larmes. Vers la fin, en deuxième partie, Dylan a joué quelques titres acoustiques, et hop, tout le monde était content.

Ne pas oublier que c’est aux répétitions de Newport l’après-midi que Bernard Gidel fait la photo la plus célèbre de sa carrière : Dylan en chemise verte à pois blanc, perché à l’arrière d’un camion. Elle lui fut achetée pour l’équivalent de 27 euros par Columbia/France pour un super-45 tours de légende (Just like Tom Thumbs' blues / Ballad of a thin man). L’autre diapo couleurs de Gidel, c’est le soir, sur scène, silhouette vacillante, pour un second EP 4 titres (With God on our side / Motorpsycho nitemare). Il a perdu tous ses négatifs, le con, à commencer par les 800 clichés noir et blanc de Dylan en studio.

“Hey mec, you’re french … So how is Françoise Hardy ? …”

Un mois plus tard, au studio B

A peine un mois plus tard, au studio B de Columbia à New York, Gidel et moi, les Laurel et Hardy du rock sous perfusion, nous nous retrouvons, seuls journalistes au monde, à assister EN DIRECT à la naissance d’un chef-d’œuvre, HIGHWAY 61 REVISITED. Comment on en est arrivés là, lui et moi, je ne sais pas. J’en ai juste une vague idée…

Par où commencer le compte rendu de cet enregistrement historique/hystérique ? D’abord les apartés surréalistes de Dylan : « Hey mec, you’re french … So how is Françoise Hardy ? … And what about Sylvie Vartan and Johnny Hallyday ? Still together, hey ? » Gidel et moi on se regardait atterrés : « Il est débile ou quoi, le mec », chuchotait Bernard à mes oreilles.

Très vite, il se lance dans son tout nouvel hymne électrique, Highway 61 : « God said to Abraham / kill me a son… / where d’you want this killing done ? / right here… on Highway 61… » Eh bien c’est seulement à la troisième prise (la meilleure de loin, si je me souviens bien) que Bobby Zimmerman eut l’idée folle d’inventer l’école de la poésie beat, comme « notre » Charlemagne, en improvisant, dans cet hymne abrahamique, l’utilisation de la célèbre sirène, de police ou de pompiers, on en discute encore chez les spécialistes.

Toutes les trois secondes, il jette un regard dada à son surréaliste copain hilare, Allen Ginsberg.

Autoroute 61 revisitée

Ces échanges de regards entre Ginsberg et Dylan, on les retrouvera quelques mois plus tard dans le clip de Pennebaker pour Subterranean Homesick Blues. La version de Desolation Row, sa première chanson-fleuve sauvage, fellinienne et désolée, il la tente en trio et la rate (batterie trop lourde). Il engueule les musiciens : « Vous n’êtes qu’une bande de tarés, c’est une chanson super dure à faire, à retenir, et vous me laissez me viander plus de DIX MINUTES alors que l’ingénieur du son avait dit de la refaire au bout de trente-sept secondes ! » Il trépigne, il n’est vraiment pas content. Et là, il a raison.

Il carbure à un drôle de mélange : whisky & coke, avec à l’évidence une bonne dose d’amphétamines en ampoules, des trucs qu’on met dans le café, sa drogue favorite depuis 1962, ces amphés liquides et donc invisibles dont m’a souvent parlé l’ami Pierre Cottrell (le futur traducteur du film Renaldo and Clara), qui zonait avec lui dans les coffee-shops post-beatniks de Greenwich Village. Ne pas oublier que c’est Dylan qui a le premier appris aux Stones et aux Beatles l’art de la drogue dure… et qu’il s’y adonne encore, selon mes sources privées, à près de 75 ans.

Je vous raconterai un autre jour les essais, ratés ou réussis, pour Tombstone Blues (Memphis Blues Again), From a Buick 6, et surtout les différentes prises plus homériques les unes que les autres, sous l’œil de maître Ginsberg, de Ballad of a Thin Man

Los Angeles 65 (Hollywood Bowl)

Concert anonyme, vite oublié, avec The Band. Dylan et moi, on se salue … sans plus. Gidel : « Tu crois qu’il fait la gueule, le con ? ». A revoir sur Youtube ces chansons que j'avais trouvé fades, ce n’est pourtant pas si mauvais que ça... Tout comme ses prestations de l’île de Wight (son grand retour potelé/barbu en costume blanc, post-désintoxication) se laissent mieux écouter aujourd’hui.

Enfin (coda 1)

Je ne vous dirai rien des raisons (que j’ai mis près de cinquante ans à élucider) pour lesquelles, après tous ces frottements linguistiques avec Dylan, je n’ai JAMAIS eu avec lui l’interview définitive que j'étais en droit d’obtenir du petit homme tant aimé... 

Enfin (coda 2)

Quelques années plus tard, je me retrouve habiter trois jours chez le photographe Robert Frank, un autre admirateur forcené de Dylan, trop malade pour concrétiser ce projet de film sur le petit Zimmerman dont il a rêvé toute sa vie. On parle, on marche, on croise une kermesse de Géorgiens (d’ex-URSS), il prend des photos. A son bras, le double poétique de Dylan, son fils Pablo, en permission d’asile où la folie l’avait enfermé.

Virée terminale vers Chinatown. On sent les odeurs de friture et nuoc nam mêlées aux reflux salins. Dernière image d’Amérique : Pablo, beau comme la mer, élégant comme un Dylan hendrixien, qui ne dit mot en regardant droit dans l’océan. Salinger aurait adoré cette dernière image, Dylan aussi. 

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