Du Pakistan à Calais dans la peau d'un migrant: "Les policiers m'ont enfermé dans le coffre de leur voiture"

Arthur Frayer-Laleix, journaliste français a voulu comprendre au plus près la réalité des migrants. Durant deux ans, il s'est donc déguisé pour décrire le quotidien de ces hommes et femmes qui risquent leur vie pour un avenir qu'ils espèrent meilleur. Il en tire un ouvrage intitulé “Dans la peau d’un migrant”. Entretien.

Jacques Besnard
Du Pakistan à Calais dans la peau d'un migrant: "Les policiers m'ont enfermé dans le coffre de leur voiture"
©AFP

Arthur Frayer-Laleix, journaliste indépendant français a voulu comprendre au plus près la réalité des migrants. Durant deux ans, du Pakistan à Calais via la Bulgarie et la Turquie, il s'est déguisé en migrant pour décrire le quotidien de ces hommes et femmes qui risquent leur vie pour un avenir qu'ils espèrent meilleur. Il en tire un ouvrage “Dans la peau d’un migrant” (Editions Fayard). Entretien.

Pourquoi avez-vous choisi ce thème et surtout de vous déguiser pour mener à bien votre enquête ?

Je m'intéressais à l'immigration et surtout à tout ce que l'on ne voyait pas dans les reportages traditionnels. Ma démarche a consisté à me faire passer pour un migrant dans certaines situations. Pour approcher les passeurs, constater les mauvaises pratiques policières. Je redevenais journaliste lorsque je parlais avec les migrants, que je consultais des dossiers judiciaires ou que je discutais avec des avocats.

Comment vous êtes-vous déguisé ?

Ce n'était pas si compliqué car je suis assez mate de peau donc ça s'y prêtait bien, je me suis juste laissé pousser la barbe. Au niveau vestimentaire, j'avais acheté des habits de seconde main, j'avais caché de l'argent dans une couture de mon pantalon. Je n'avais aucun document français, je parlais un très mauvais anglais.

Vous vous êtes entraîné à imiter un accent anglais syrien ou pakistanais ?

Non. Est-ce que des policiers bulgares savent différencier un accent pakistanais d'un accent indien ou géorgien ou même français? Je ne pense pas.

"Mettre du concret sur les mots guerre, misère"

Ce périple a duré deux ans. Vous partiez par intermittence ?

Oui j'ai fait des allers-retours. Je suis d'abord parti un mois au Pakistan avec un ancien migrant clandestin qui est aujourd'hui réfugié en France. Le but était de voir leur quotidien, découvrir ce que les gens fuyaient. Mettre du concret sur les mots "guerre", "misère"... Nous avons vécu dans sa famille à Peshawar. Là, j'ai rencontré beaucoup de gens qui souhaitaient partir ou dont les membres de la famille avaient quitté le pays. Tout le monde connaît quelqu'un en Europe. Ce ne fut pas compliqué de trouver des témoins.

Vous avez rencontré Monsieur Amine, passeur au Pakistan.

C'était un type assez intéressant. Il avait fait passer la personne qui m'accompagnait. C'est un type assez éduqué. Il a été formé par les Soviétiques dans une caserne à Riga à l'époque de l'URSS. Il parlait russe, il avait un regard très critique sur son pays, les élites afghanes et sur la situation globale de l'immigration aujourd'hui. Il se considérait plus comme quelqu'un qui aidait les gens à fuir la misère que comme un bourreau sanguinaire. Cette dualité était intéressante chez ce personnage. C'est un type qui fait prendre des risques énormes aux gens. Et, en même temps, il avait un discours très construit sur les différences économiques Nord-Sud.

"Je ne possédais aucun papier français, pas de carte de presse"

Un autre moment marquant de votre périple se déroule à la frontière turco-bulgare.

Après être resté un mois au Pakistan, je suis rentré en France. Puis, je suis parti en Turquie deux fois. Lors de mon troisième voyage, je me suis grimé en clandestin pour voir quelle était la situation dans les centres de rétention où sont enfermés les migrants. J'ai donc tenté de traverser la frontière turco-bulgare et je me suis fait arrêter. Là, j'ai eu une mauvaise expérience avec la police bulgare. Ils m'ont intimidé, j'ai reçu un coup de matraque, ils m'ont enfermé une demi-heure dans le coffre d'une voiture et m'ont reconduit illégalement en Turquie. Ils ont aussi coupé les sangles de mon sac à dos pour que je ne puisse pas le porter. Pourtant, la Bulgarie est signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés. Un demandeur d'asile doit normalement voir son cas étudié. Ce n'est pas du tout respecté.

Comment expliquer cette politique bulgare ?

Durant toute l'année 2013, les gens passaient par la Bulgarie, les autres frontières étaient fermées en provenance de la Turquie. Ils ont eu, cette année-là, 11.000 demandes d'asile et ils n'arrivaient pas à gérer cet afflux. Ils n'avaient ni les structures, ni les camps adaptés. Ils en ont donc construits en catastrophe. Ils dissuadent les migrants de revenir en se disant que les mecs qu'ils renvoient, comme moi, passeront le mot aux autres... C'est une politique assez généralisée.

Dans ce bureau, vous n'aviez pas dévoilé votre identité journalistique. Cela aurait pu être pire.

Le souci, c'est que je me suis retrouvé avec des policiers qui n'étaient pas du tout dans la légalité. Je n'avais aucun intérêt à révéler qui j'étais. Je risquais d'avoir plus de problèmes encore.

Vous aviez prévu une aide en cas d'ennui ?

Je ne possédais aucun papier français, pas de carte de presse. J'avais un téléphone et un contact du côté grec. On avait établi tout un protocole. Si elle n'avait pas de nouvelles de moi pendant cinq jours, elle devait appeler plusieurs numéros.

"Un véritable univers parallèle s'est créé"

Vous avez aussi rencontré les logeurs de migrants.

Je me suis intéressé à ces logeurs à Istanbul. Il y a un quartier dans la capitale où les Afghans, les Iraniens sont logés principalement par des Ouzbeks. J'ai dormi dans une de ces chambres. C'était sommaire, sale, mais comme dans plein de logements. Le logeur était sympa, il nous a offert du thé et on a attendu ensemble l'heure du départ.

Toute une économie s'organise autour de cette migration.

Il existe, en effet, tout un tas de structures, un véritable univers parallèle s'est créé. J'appelle ça le cinquième monde après le tiers et le quart-monde. Il y a un quartier en Turquie, une rue où des centaines d'Afghans attendent, un sac plastique à la main, avec leurs outils pour aller travailler dans le bâtiment. Les employeurs passent et en récupèrent quelques-uns pour aller bosser sur les chantiers. Souvent, ce n'est pas pour financer la suite du voyage, c'est pour survivre à Istanbul. Ils n'ont pas le choix, ils ne peuvent pas avoir assez d'argent pour payer un passeur. J'ai passé une nuit avec des Afghans. Les types étaient à huit dans le même appartement pour baisser le prix du loyer au maximum. Ils payaient onze euros par mois chacun. Là pour le coup c'était un taudis. Eux sont bloqués car ils gagnent vingt euros par jour, quand ils travaillent, ce qui n'est pas tout le temps le cas.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans cette expérience ?

C'est vraiment ce cinquième monde qui existe, qui est là, qui est permanent. C'est assez sidérant de voir que le débat en Europe porte sur la question: "faut-il accueillir ou pas les migrants et en quelle proportion?". La question est plutôt de savoir comment on les installe, comment on pérennise leur vie ici. Les déséquilibres Nord-Sud sont trop forts pour qu'on puisse faire marche arrière. Construire des murs, augmenter le nombre de policiers, c'est obsolète. On est complètement à la ramasse sur la réalité des choses. J'ai rencontré un gars qui vivait en Norvège depuis deux ans, il a fait sa demande d'asile finalement refusée, on l'a renvoyé en Afghanistan avec 8.000 dollars pour qu'il se réinstalle. La première chose qu'il a faite, c'est de payer un passeur pour revenir. Les gens viennent quoi qu'il arrive car ils n'ont aucun espoir dans le pays où ils vivent.

"Les différences entre migrants économiques et réfugiés politiques s'estompent"

Après avoir vécu leur quotidien, comprenez-vous leur choix de partir à tout prix ?

C'est surtout ce mois au Pakistan qui est éclairant. Ce qui m'a le plus marqué, c'est plus la corruption que la violence. La corruption empêche de se projeter dans l'avenir. Il faut payer pour aller à l'école, pour avoir un permis de conduire, construire sa maison... Il n'y a aucune stabilité, aucune perspective dans la vie, c'est ça qui pousse les gens à partir. A quoi viennent se greffer la violence et la misère économique. On est assez mauvais lorsqu'on essaie de comprendre leur quotidien. Les différences entre migrants économiques et les réfugiés politiques s'estompent de plus en plus. Au Pakistan, le pays n'est pas en guerre, mais quand j'y suis passé, cinq ou six bombes ont explosé dans la ville où j'étais, c'était les talibans pakistanais.

Que retirez-vous de positif après avoir côtoyé ces migrants ?

Ils font toujours preuve d'énormément d'humanité. La nuit passée chez ces Afghans à Istanbul m'a particulièrement touché. Ils n'ont absolument rien mais ces types m'ont servi du riz, du thé et ont fait comme ci il n'y avait pas de souci. Ce fut la même chose au Pakistan. Ce sont des gens qui n'ont pas grand chose et pourtant ils sont très ouverts, très accueillants. Les gens sont solidaires.

Dans votre précédent ouvrage "Dans la peau d'un maton", vous aviez endossé le costume d'un surveillant pénitentiaire. En quoi était-ce différent ?

Je n'hésiterais pas à me remettre dans la peau d'un maton. Par contre, je ne suis pas sûr de retenter le coup pour les migrants. J'ai vraiment flippé lors de l'épisode bulgare. Ce que les flics ont fait, je ne m'y attendais pas. Je ne pensais pas qu'ils en arriveraient à une telle inhumanité.

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