
POLITIQUE - De mémoire de policiers, la manifestation organisée ce mercredi 14 octobre n'a pas de précédent au 21ème siècle. Il faut en effet remonter à 1983 pour trouver trace d'autant de membres des forces de l'ordre en colère devant les bureaux du ministre de la Justice. Place Vendôme, ils seront sans doute plusieurs milliers à exprimer leur mécontentement à l'égard de la politique de Christiane Taubira.
A l'appel de tous les syndicats (chose également très rare), les policiers sont invités à dire leur colère suite à la fusillade en Seine-Saint-Denis au cours de laquelle un policier a été très grièvement blessé la semaine passée par un malfaiteur en cavale et fiché. "L'agression dont ont été victimes les fonctionnaires de la brigade anticriminalité (BAC) de Seine-Saint-Denis a fait grandir toute l'exaspération de nos collègues", estime Unité-police SGP-FO. "Aujourd'hui, l'exaspération des policiers est à son comble, il y a une véritable rupture entre la police et la justice", abonde Unité SGP.
Ils demandent à être reçus par François Hollande, ce qui sera fait la semaine prochaine, a annoncé Stéphane Le Foll, porte-parole du gouvernement. "Nous ne gagnerons rien à opposer la grande maison qui est la nôtre à d'autres institutions. (...) Il faut éviter les emportements et les amalgames et toutes propositions qui affaiblissent la relation entre la police et la justice", leur répond Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur. Pour sa part, Christiane Taubira a fait part de sa disponibilité pour recevoir les manifestants. "C'est une situation douloureuse parce qu'il y a un policier qui se bat encore pour la vie. J'ai dit que je comprenais l'émotion, la colère et l'angoisse de ses collègues, la douleur et l'anxiété de sa famille. S'ils demandent à être reçus, ils le seront", a assuré la Garde des Sceaux lundi sur RTL qui veut apaiser les tensions, y compris avec l'opposition politique.
"Badinter assassin, Badiner démission"
"Jamais les relations entre la police et la justice n’ont été aussi tendues. Ce divorce est inquiétant pour notre République. La garde des Sceaux en est largement fautive", accuse ainsi François Fillon. S'il prend fait et cause pour les policiers (comme le Front national le fait également), l'ancien premier ministre oublie un épisode de tension extrême entre les deux institutions qui n'est pas sans rappeler celui que traverse actuellement Christiane Taubira.
Le 3 juin 1983, déjà, Robert Badinter était la cible des policiers qui avaient improvisé une manifestation sous son bureau, comme le montre ce sujet du journal télévisé d'Antenne 2. C'est à ce jour la plus importante mobilisation du genre. Les "Badinter assassin" et "Badinter démission" fusaient face à des gendarmes qui ne savaient pas comment réagir, certains étant tout simplement mis à pied pour ne pas avoir assuré leur mission. Le patron de la police avait alors démissionné.
Les ressemblances entre les deux manifestations sont importantes. Si l'on met de côté les forces qui avaient appelé à la mobilisation (il s'agissait à l'époque essentiellement de syndicats de droite voire d'extrême-droite, tous sans exception ce mercredi), le contexte et le mot d'ordre étaient similaires.
En 1983, les policiers s'étaient rassemblés après les obsèques de deux des leurs tués quelques jours plus tôt par deux cambrioleurs à Paris tandis que ce mercredi, ils manifestent après une fusillade qui a très sérieusement blessé un membre des forces de l'ordre. Les deux hommes étaient en réalité des membres du groupe armé d'extrême-gauche Action Directe.
L'accusation en laxisme revient régulièrement
Les manifestants considéraient alors le ministre comme "responsable" de ces faits en raison de la politique prétendument laxiste qu'il mène depuis l'élection de François Mitterrand en 1981. Pour de nombreux policiers, Robert Badinter est en effet l'homme qui a mis fin à la peine de mort en France. Il est également celui qui a fait voter la suppression de la Cour de sûreté de l'Etat et des tribunaux militaires et les lois d'amnistie votée à l'époque car elles permettaient de "prévenir une explosion dans des prisons surchargées".
Depuis 2012, Christiane Taubira fait face au même procès intenté par la droite. "Le triptyque de base de la justice de Madame Taubira est culture de l'excuse, impunité institutionnelle et laxisme judiciaire", rapporte régulièrement Bruno Beschizza, le M. Sécurité du parti Les Républicains. "L’affaiblissement de la justice pénale est orchestrée par le cortège de mesures laxistes adoptée par la Garde des Sceaux: suppression des peines planchers, contrainte pénale, libération sous contrainte, césure pénale", abonde Brigitte Kuster également chargée de ces questions.
"Quand la droite arrive, immédiatement, c'est comme un réflexe : pour montrer qu'on est 'dur avec le crime', 'tough on crime', disait Reagan, on fait des lois sécuritaires. La gauche proteste. Le piège est prêt. Que la gauche revienne au pouvoir et défasse ce qu'elle a critiqué à juste titre, et dans ce cas-là elle est taxée de laxisme. Et au premier crime inévitable, on pointera du doigt sa responsabilité. (...) On ne doit pas remettre en cause une législation simplement parce qu'un crime a eu lieu. On ne compense pas avec des lois la souffrance des victimes. Mais, politiquement, je sais par expérience que ce n'est pas chose facile!", répondait Robert Badinter en 2011 en présentant son livre qui retrace son expérience place Vendôme. A n'en pas douter, trois ans après son arrivée, Christiane Taubira doit tirer la même conclusion.