Alain Touraine, sociologue : “Les nouvelles technologies nous bouleversent autant que la vapeur ou l'électricité”

Après avoir analysé le déclin de la société industrielle, Alain Touraine décrypte le nouveau monde façonné par les technologies de l'information et de la communication, où le pouvoir devient total. Comment résister ? À chacun de nous de se faire le défenseur des droits fondamentaux du sujet humain.

Par Michel Abescat

Publié le 13 octobre 2015 à 14h30

Que peut-on faire face à la domination du capitalisme financier, au déclin de la croyance dans le progrès qui rend l'avenir menaçant, au spectacle déprimant de partis politiques à bout de souffle ? Comment rester acteurs de nos vies, qu'elles soient personnelles ou collectives ? Prenant à contre-pied le défaitisme ambiant, Alain Touraine, quatre-vingt dix ans, un de nos plus grands sociologues dont l'œuvre monumentale a été traduite dans le monde entier, propose une analyse percutante des enjeux auxquels nous sommes confrontés, remet en selle le « sujet » créateur de lui-même, et nous invite à « reprendre la parole » et à nous « mettre en mouvement ». Après La Fin des sociétés (Seuil, 2013), son nouveau livre, Nous, sujets humains qui paraît aux éditions du Seuil est, en ce sens, une sorte de manifeste.

Avec la fin de la société industrielle, nous sommes, selon vous, entrés dans une ère « post-sociale ». Que voulez-vous dire ?
Les sociétés antérieures à l'industrialisation se sont pensées en termes essentiellement politiques. Les livres de classe évoquent les monarchies absolues, le règne de la loi, la Nation, l'Etat et les philosophes qui les ont décrites, de Machiavel à Tocqueville en passant par Hobbes, Locke, Montesquieu ou Rousseau, sont appelés philosophes du droit ou philosophes politiques. Avec la révolution industrielle, tout a été bouleversé : les sociétés ont été impressionnées par leur capacité à se créer, se transformer et même se détruire grâce à leurs techniques, leurs machines, leurs capitaux. Pour la première, et sans doute l'unique fois, elles se sont décrites en termes économiques et sociaux, par le travail, les classes sociales, les syndicats, la concurrence, l'investissement. Ces sociétés « sociales », nous en sortons. C'était le sens du titre de mon précédent livre, La Fin des sociétés : la fin des sociétés qui se pensent en termes sociaux.

Dans quel type de société entrons-nous alors ? Vous récusez le terme de société « post-industrielle »…
Je le fais d'autant plus facilement que j'ai été un des premiers, avec Daniel Bell aux Etats-Unis, à employer cette expression de « société post-industrielle ». Nous voulions montrer que les nouvelles technologies, celles de l'information et de la communication, bouleversent notre expérience avec un impact aussi grand que celui de la vapeur ou de l'électricité. Mais le développement de l'électronique ne suffit pas à expliquer le changement de nos sociétés. Il en bouleverse les pratiques, mais entraîne-t-il, à lui seul, une véritable transformation de la société ? Je ne le crois pas. Ses conséquences en revanche sont considérables. Dans les sociétés industrielles, le pouvoir portait essentiellement sur le contrôle des biens, des capitaux, des matériaux, des machines. Bref, sur le contrôle du monde de l'objectivité. Avec l'émergence des technologies de l'information et de la communication, il se passe quelque chose d'inouï : ce sont des technologies de construction et de transformation de la subjectivité qui permettent d'agir sur l'acteur humain lui-même. L'enjeu du pouvoir devient ainsi de contrôler, de transformer, de fabriquer les esprits. L'idée n'est pas neuve, évidemment. Nous avons connu, au XXe siècle, l'expérience du totalitarisme dont l'objectif était également le contrôle des esprits par la parole, l'image, la mise en scène ou le culte de la personnalité. Et par la répression de toute opposition. Je n'affirme évidemment pas que nous vivons tous aujourd'hui dans des sociétés totalitaires. Mais j'avance l'idée que le pouvoir devient total.

Comment définissez vous ce pouvoir « total » ? Quelles en sont les formes ?
Les principaux systèmes de pouvoir qui s'exercent dans le monde actuel tendent à contrôler aussi bien le monde objectif, économique – celui des biens – que le monde subjectif – celui des représentations, des opinions, des consommations. Il s'agit bien d'une nouvelle forme de sociétés. J'en distingue trois types principaux. Le plus évident est le plus proche du mouvement totalitaire ancien : le parti-état totalitaire dont l'Union soviétique fut le modèle et dont l'exemple le plus important aujourd'hui est le parti-état communiste chinois. Le second type concerne le monde occidental où le capitalisme financier a réussi à imposer sa domination. Ce nouveau capitalisme a rompu avec l'économie réelle, la majorité des capitaux disponibles étant employés dans des activités qui n'ont aucune fonction économique productive, qui peuvent même être illégales – trafics d'armes, de drogue – et dont l'objectif est de renforcer les privilèges des détenteurs du pouvoir – les jeunes Américains disent le 1 % de la population. La troisième forme de pouvoir total enfin, renvoie à ce que j'appelle les « tyrannies post-nationalistes » qui ont éliminé les partis nés de la décolonisation. Cette réalité nous est familière depuis 1979, avec la prise de pouvoir de Khomeini en Iran. C'est le monde islamiste où l'on gouverne au nom d'une religion. Le sociologue Jean Duvignaud opposait le christianisme, qui est une religion, à la chrétienté, qui est une société religieuse. L'islam, dans ces pays, est devenu l'équivalent de la chrétienté.

On voit bien, dans nos sociétés occidentales, la difficulté à s'opposer à ce pouvoir total. Comment lui résister ?
Face à ce pouvoir total, ses adversaires doivent invoquer quelque chose de plus fort encore que le total. Et c'est l'universel. Il ne suffit pas d'opposer des droits politiques, sociaux ou culturels, il faut faire appel à quelque chose d'une autre nature : l'être humain dans sa capacité à transformer son environnement, mais aussi à se créer lui-même. Lorsque cette capacité était encore faible, les hommes ont dû placer la créativité hors d'eux-mêmes, dans un principe sacré extérieur. Dieu, le Roi, puis le Progrès. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus nous appuyer sur Dieu, ni sur le Roi, ni sur le Progrès. Nous vivons dans un monde où nous savons qu'il n'existe pas de principe créateur sacré extérieur à l'homme. Nous avons une conscience élevée de nous-mêmes, de notre capacité à nous créer en tant que « sujets », à nous transformer et même à nous détruire, par l'usage d'armes nucléaires, par la destruction de notre environnement et de notre système climatique. L'après-guerre a été dominée par la mise à mort du « sujet », d'un côté par les structuralistes, de l'autre par les marxistes. Je veux le réhabiliter. Et brandir comme un drapeau la « subjectivation » qui est, pour chacun, la prise en charge du sujet en lui, le mouvement par lequel un individu se transforme en acteur social capable de promouvoir et de défendre les droits humains fondamentaux, universels, quand ceux-ci sont bafoués.

Quels sont ces droits humains fondamentaux ?
Etant français, je suis conduit à mettre en avant le triptyque « Liberté, égalité, fraternité ». A cette réserve près que plus personne n'évoque la fraternité. Depuis un siècle, elle a été remplacée par la solidarité. Quant à moi, avec le même respect que j'ai pour la fraternité, je voudrais aussi remplacer « solidarité ». Nous avons en effet un besoin urgent de forces mobilisatrices qui nous mettent en mouvement et pour cela d'une vision éthique opposable à tous les systèmes de pouvoir. C'est pourquoi j'ai choisi un mot que l'on entend partout, que le pape François emploie en toutes occasions : la dignité, un mot à la fois concret et de l'ordre de l'éthique. Dans les nouvelles sociétés, ce n'est plus autour des problèmes économiques que se forme l'action collective : syndicats et partis ouvriers ont disparu ou sont en chute. C'est dans le domaine éthique, dans l'image que chacun se forme de lui-même, dans ce qu'il accepte ou refuse au nom de sa dignité, que se développe une conscience collective : je veux être traité comme un être humain, je veux qu'on me respecte, qu'on respecte ma dignité, je ne veux pas être humilié. Les droits fondamentaux sont ainsi la liberté et l'égalité, deux mots reliés par un trait d'union, complémentaires, inséparables. Et la dignité qui en découle.

Pour défendre ces droits humains fondamentaux, vous en appelez à de nouvelles formes de mobilisation…
Les nouveaux mouvements collectifs doivent être à la fois éthiques et démocratiques, c'est-à-dire en conflit avec les pouvoirs totaux. Comme ils l'ont été à Berlin en 1989, à Pékin sur la place Tian'anmen la même année, et en 2011, avec le Printemps arabe. Il faut pour cela que ceux qui disposent de conditions de vie acceptables sortent de leur léthargie, reprennent la parole, redonnent la priorité aux droits sur les intérêts, au respect de soi et de l'autre sur un relativisme politique et culturel paresseux. En France par exemple, seule une forte minorité – 40 à 45 % – vit dans le monde globalisé, dans les réseaux mondiaux. Grosso modo, dans la région de Paris et celle de Lyon. Avons-nous suffisamment réfléchi à cette situation ? Au début de cette année, après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de Vincennes, quatre millions de personnes sont descendues dans la rue. Les études ont montré qu'elles avaient un niveau d'études plutôt supérieur à la moyenne, qu'elles étaient plus nombreuses dans les villes universitaires. A l'inverse, certaines personnes n'ont pas marché. Savez vous quelle est la ville où on a le moins marché ? Hénin-Beaumont, la ville de Marine Le Pen. C'est cela le Front national, le contraire d'un mouvement éthico-démocratique. A Dunkerque, ville qui va fort mal, seuls 3 % de la population est descendue dans la rue. Au Havre, 4 %. Les corrélations sont claires. Le FN profite de ces situations. Quand le monde rural s'écroule, vous voyez les gens se précipiter vers lui. J'observe ainsi avec inquiétude le brouhaha qui envahit ce pays, ces appels au souverainisme, cet éloge d'une France définie par une essence, ce rejet de l'autre considéré comme inférieur parce qu'il est différent. Nous devons engager d'urgence la réflexion sur ces questions et nous mettre en mouvement.

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