Mille et une Intifadas

Comme le dit un Palestinien pierre à la main : « Le leadership ? On s’en fout du leadership. On sera les leaders. »

paru dans lundimatin#31, le 12 octobre 2015

Un correspondant de lundimatin réagit aux prophéties médiatiques nous annonçant une fois de plus « la troisième Intifada ».

Tandis que les attaques au couteau de « loups solitaires » contre des Israéliens se multiplient, les soldats de Tsahal se sont mis à tirer à balles réelles sur les manifestants. Depuis le 1er octobre, vingt Palestiniens ont été tués et un millier blessés dans les territoires occupés, par des balles réelles et en caoutchouc.

Pour la première fois, les plus jeunes enfants voient des blindés israéliens, en plein jour, à l’intérieur des villes palestiniennes. Comme en 2014, quand Jérusalem était encerclée et les manifestations interdites. Comme en 2010, quand Benjamin Netanyahou prétendait inscrire des sites de Cisjordanie au patrimoine israélien, tout en annonçant la création de 1600 logements supplémentaires dans les colonies. Serait-ce la troisième ou la mille et unième intifada ? A quelle intifada en sommes-nous, si l’on compte tous les espoirs de soulèvements, chaque intensification temporaire des heurts, habituels et constants, dans les territoires palestiniens ? Il y a des mois, des années que Jérusalem, Gaza et la Cisjordanie brûlent...

Jauger du potentiel insurrectionnel d’une situation

Quelle est la couleur et l’odeur d’une intifada ? Outre les médias, de nombreux Palestiniens s’empressent de la proclamer. Le niveau de violence atteint ces derniers jours dans les territoires occupés n’est pas exceptionnel : l’année 2014 a connu de multiples attaques à la voiture bélier, bien plus violentes. Mais pour le Palestinian Centre for Policy and Survey Research, si les conditions socio-économiques des Palestiniens de Cisjordanie se sont globalement améliorées, le niveau d’insatisfaction est aujourd’hui le même qu’il y a quinze ans. En 1987 et 2000, dates des deux premières intifadas, précarité et désœuvrement s’ajoutaient cependant à l’absence de perspectives politiques.

A quoi bon, toutefois, parler de niveau de violence et comparer des degrés d’insatisfaction quand il s’agit de jauger du potentiel insurrectionnel d’une situation, dans ce qu’elle comporte d’indécidable et d’indécidé ? Les désirs insurrectionnels sont-ils assez bouillants pour se faire subreptices et se glisser dans les interstices des structures en place du pouvoir qui travaille à la pacification ?

Les forces israéliennes, de leur côté, décrivent la situation comme une intensification de la violence par un nombre limité d’individus. Rien à voir, selon elles, avec un large soulèvement populaire contre l’occupation. Pour l’armée, il n’y a qu’une douzaine de points chauds en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Benjamin Netanyahou en reste ainsi à condamner une « vague de terreur passagère », comparable à la poussée de violence à Jérusalem fin 2014. Le premier ministre israélien argue de la possibilité d’une Intifada pour justifier l’élargissement de la législation d’exception dont bénéficie l’armée. Ses pouvoirs ont encore récemment été étendus dans les territoires occupés. Mais encore faudrait-il que ce soit lui qui décide de la situation palestinienne.

Un travail de pacification

Plus la répression israélienne est explicite, plus les désirs insurrectionnels palestiniens se font ardents. Les jeunes de moins de 20 ans, nés après les accords d’Oslo de 1993, représentent plus de la moitié de la population palestinienne. Ils sont aussi ceux qui ressentent avec le plus d’acuité l’inanité du processus de paix. Pour la majorité d’entre eux, la lutte armée apparaît désormais comme la seule solution pour conquérir l’indépendance et mettre fin à l’occupation. Ils ont vu l’échec des mobilisations des générations précédentes, beaucoup plus réticentes à l’idée d’une troisième intifada. Chaque famille porte la mémoire du traumatisme des deux dernières, dont la plupart des Palestiniens concèdent qu’elles ont acquis bien peu. Les désirs insurrectionnels sont donc hétérogènes et différenciés – mais ne serait-ce pas une force ?

Pourtant ces désirs se heurtent aux ennemis de l’intérieur, qui se trouvent parfois en première ligne de la répression. Il arrive que les forces de sécurité palestiniennes, qui s’étaient pourtant alliées à la population lors des deux premières intifadas, s’interposent physiquement entre l’armée israélienne et les activistes palestiniens.

Aujourd’hui, Mahmoud Abbas mène un travail de pacification des villes de Cisjordanie qu’il « gère », dans le but de sauvegarder les intérêts financiers et politiques des hommes d’affaires. Par ailleurs, de nombreux Palestiniens gagnent leur vie en travaillant dans les colonies, certains étant prêts à échanger leur permis de travail contre des informations livrées aux service de renseignement israéliens. Et le revenu mensuel de dizaines de milliers de fonctionnaires du Fatah dépendent de l’Autorité palestinienne. Dans une concession visant à calmer les esprits, le président a annoncé récemment qu’il ne se considérait plus lié par les accords d’Oslo. Mais après tout, est-ce au Raïs de décider de l’intifada ?

L’Etat cuirassier israélien et l’embryon étatique tout mou de l’Autorité palestinienne

Pour certains fonctionnaires, c’est d’abord contre l’Autorité palestinienne, aux mains d’Israël, qu’il faut se soulever. Si les Palestiniens doivent lutter à la fois contre l’État cuirassier israélien et l’embryon étatique tout mou de l’Autorité palestinienne, comment leur rentrer dedans ? Plutôt déborder les structures du pouvoir, se glisser dans ses interstices.

Fatah et Hamas se tirent dans les pattes. Alors que les intifadas précédentes étaient soutenues par toutes les factions politiques, mêmes rivales, le Fatah au pouvoir s’obstine dans des négociations moribondes. Même le Hamas, qui ne cesse pourtant de renouveler ses appels à l’intifada, a demandé le mois dernier une trêve à Israël pour empêcher la pénétration de Daesh dans ses propres rangs à Gaza. L’échiquier est miné et de toute façon, les Palestiniens sont lassés des manœuvres et intérêts politiciens. Les communautés préfèrent s’organiser localement en comités de protection contre les colons et comités populaires de résistance, se glisser entre les partis politiques comme en manifestation où se battent ensemble keffiehs rouges, keffiehs noirs et bandeaux verts.

S’il faut s’organiser non seulement "sans", mais aussi "entre" les partis politiques, il n’existe pour l’instant aucun groupe alternatif capable d’organiser un mouvement d’ensemble de « débordement » des violences. Certains se plaignent qu’aucun leader ne se dégage - ni parmi les étudiants dans les universités, ni parmi les groupes - pour créer une force de fédération. Serait-ce vraiment une faiblesse pour une « troisième intifada » de n’être pas organisée, sinon seulement localement et réticulairement ? A l’image des jeunes en manifestation qui entreprennent des actions localisées par petits groupes affinitaires.

Comme le dit un Palestinien pierre à la main : « Le leadership ? On s’est fout du leadership. On sera les leaders. » L’absence de direction, même collégiale, peut être tactique. Les Palestiniens se souviennent de la façon dont les groupes et cellules organisés ont été décimés à la suite de la seconde intifada. Difficiles à déjouer, les attaques individuelles à l’arme blanche par des « loups solitaires » constitueraient-elles une nouvelle forme d’action, après les jets de pierres et les attaques suicides qui n’en restent pas moins utilisés ?

Qu’est-ce finalement que cette intifada anarchique et désorganisée qui ne reflue jamais... mais ne dégénère pas ? La première intifada a rapidement été orchestrée par le Commandement unifié de l’intifada. La deuxième dirigée par l’Organisation de libération de la Palestine et Yasser Arafat. Pourtant, les deux ont commencé, comme toute insurrection, de manière spontanée. Ce n’est qu’au bout d’un mois qu’a jailli l’idée de mettre en place un commandement commun aux partisans. Ses membres sont restés anonymes et demeurent, aujourd’hui encore, inconnus de la majorité des Palestiniens. Reste alors à savoir quelles sont les forces souterraines qui, de « point chaud » en camp-prison, travaillent aujourd’hui la jeunesse palestinienne.

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