“Aux Etats-Unis, l'intervention de l'Etat est considérée comme immorale”

Aux Etats-Unis, en matière d'aide sociale, l'action des philanthropes s'est substituée à celle de l'Etat. Dans 'Les Oubliés du rêve américain', enquête au long cours sur les pauvres de Boston, le sociologue Nicolas Duvoux pèse le pour et le contre de cette “nouvelle utopie”.

Par Michel Abescat

Publié le 15 octobre 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h54

Confrontés à des inégalités croissantes et à la « crise de l'avenir », opaque et inquiétant, convaincus de l'impuissance de l'Etat, les Français commencent à penser qu'ils ne pourront s'en sortir qu'individuellement. Et certains se tournent vers la culture américaine, ancrée dans cette idée que chacun, s'il y met du sien, a ses chances de parvenir au sommet. Mais qu'arrive-t-il à ceux qui échouent, quand l'Etat se désengage de tout ? Plongé, plusieurs mois durant, dans les quartiers déshérités du sud de Boston, le sociologue Nicolas Duvoux a mené une enquête ethnographique auprès des fondations philanthropiques qui oeuvrent, en lieu et place de l'Etat, du côté des « oubliés du rêve américain ». Nous lui avons demandé quelles leçons tirer du « laboratoire » étasunien.

Pourquoi l'Amérique, malgré ses records en matière d'inégalités, fascine-t-elle ?

Parce qu'elle reflète, à la manière d'un miroir grossissant, les tendances à l'oeuvre dans la société française. L'Amérique paraît en phase avec l'individualisme contemporain, sans pour autant remettre en cause le vivre ensemble. Voici un pays qui a quasiment supprimé l'aide sociale et inventé, sous la forme de la philanthropie, une nouvelle utopie, celle d'un monde où le marché et les acteurs privés peuvent résoudre les problèmes sociaux. Une politique sociale néolibérale qui se passe de l'Etat, cela interroge les Français, qui restent convaincus que l'Etat veille sur leur destin, mais déplorent qu'il le fasse de moins en moins bien. Aux Etats-Unis, l'intervention de l'Etat est aujourd'hui considérée comme une forme de corruption morale. L'assistance encouragerait en effet la faiblesse de la volonté, le manque d'énergie pour s'en sortir par soi-même. Cette idée, largement répandue, s'est traduite, dans les années 1980-90, par des politiques de restriction de l'assistance sociale menée aussi bien par les républicains (Reagan et Bush père et fils) que par les démocrates (Clinton en particulier). Résultat : une aggravation de la précarité des plus démunis et une croissance exponentielle de l'Etat pénal. Aujourd'hui, la probabilité de faire un séjour en prison pour les hommes noirs, sans diplôme, nés entre 1975 et 1979 est de 70 %.

'Bill Gates cherche à appliquer au domaine social les recettes qui ont fait son succès dans le monde de l'entreprise.'

C'est sur ce terrain que la philanthropie s'est développée...

La philanthropie constitue l'envers de la concentration de la richesse au sommet de la société. Les plus riches ne gardent pas tout leur argent pour acheter des yachts et jouer au golf. Ils entreprennent de réorganiser la société à partir de leurs croyances et de leurs compétences. Bill Gates, à cet égard, est emblématique. Il cherche à appliquer au domaine social les recettes qui ont fait son succès dans le monde de l'entreprise, convaincu qu'elles sont plus efficaces que l'action de l'Etat. Un point de vue largement partagé aux Etats-Unis : la compétence de Bill Gates fonde sa légitimité, et son action pour le bien de tous explique son immense popularité. Cela n'empêche pas que le secteur philanthropique bénéficie d'un soutien de l'Etat qui le structure et le stabilise : depuis le début des années 2000, on constate une augmentation régulière des avantages fiscaux liés aux dons et par conséquent du nombre des acteurs de la philanthropie. Le résultat est une organisation sociale dans laquelle les inégalités sont à la fois structurantes et plutôt bien acceptées. Et les personnes qui se sont enrichies dans la finance ou les nouvelles technologies trouvent dans la philanthropie une forme de légitimation.

Quelle est leur philosophie en matière de politique sociale ?

Elle tient en un principe : les personnes en difficulté connaissent mieux que quiconque les remèdes à leurs maux. Il faut donc partir de la base et parier sur l'auto-organisation des pauvres, qui doivent se prendre en charge collectivement, seul moyen efficace de vaincre les obstacles qui les empêchent de s'insérer. Tout ce qui vient d'en haut risque de corrompre la spontanéité, l'authenticité, la richesse de la parole qu'il s'agit de faire émerger.

'Aux Etats-Unis, les gens sont rendus seuls responsables de leur situation.'

Comment cette idée est-elle reçue par les intéressés ?

Cette manière de faire est appréciée par les personnes qui se sentent non seulement dominées socialement, mais aussi peu écoutées. Cette parole qu'on leur rend leur donne un sentiment de dignité et de responsabilité. Cette expérience pourrait nous inspirer, car les gens aspirent à être écoutés autrement que comme bénéficiaires de prestations de l'Etat. Il faut bien sûr maintenir ces prestations et même les renforcer. Mais elles ne suffisent pas. Les causes matérielles n'expliquent pas tout le malaise social. Le mal-être provient aussi d'un manque de reconnaissance, d'un sentiment de ne pas être accepté dans la société. Mais attention. Aux Etats-Unis, cette philosophie a ses revers. L'accent mis sur la prise en charge par chacun de son destin occulte les causes structurelles de la précarité : inégalités familiales, inégalités devant l'emploi ou en matière d'éducation, etc. Il tend à rendre les gens seuls responsables de leur situation, à faire de la volonté individuelle aidée par le voisinage la clé de toute réussite et à légitimer ainsi un système scandaleusement inégalitaire, à revitaliser le mythe du rêve américain auprès de ceux qui en sont les oubliés. Tout l'enjeu pour nous est de tenir les deux bouts de l'analyse : que pouvons-nous retenir de ce modèle en évitant ses dérives néolibérales ?

L'idée du commun, de la prise en charge par la société civile des affaires qui la concernent fait son chemin en France...

Cette aspiration est positive, mais nous vivons encore une forme de frilosité que l'exemple américain devrait nous permettre de dépasser. La régulation par la puissance ­publique, certes nécessaire, ne doit pas bloquer les énergies, entraver l'auto-organisation des gens qui aspirent à se prendre en charge. Le débat des années 1980-90, plus d'Etat/moins d'Etat, est dépassé. La question aujourd'hui est de savoir comment l'Etat interagit avec la société. Aux Etats-Unis, la philanthropie s'efforce d'associer réussite individuelle et souci du collectif, en excluant l'Etat. En France, il s'agit de permettre l'expression de l'énergie de tous, de ­favoriser les initiatives, sans abandonner la construction collective du bien public. Tel est le défi.

 

À lire : Les Oubliés du rêve américain. Philanthropie, Etat et pauvreté urbaine aux Etats-Unis, de Nicolas Duvoux, PUF, coll. Le lien social, 352 p., 24 €

À écouter : Les nouveaux chemins de la connaisance : Eloge de l'inégalité, en quatre épisodes de 53 minutes, en podcast sur France Culture.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus