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Libération
Glaçant

Dans la tête d'un pilote de drone chasseur-tueur

Entre 2003 et 2012, le lieutenant-colonel McCurley a piloté des drones Predator depuis sa base du Nevada. Sa mission : éliminer les ennemis de l'Amérique partout dans le monde. Il en a fait un livre.
par Jean-Christophe Féraud
publié le 16 octobre 2015 à 15h34

Hunter Killer… C'est un récit clinique, sans états d'âme, en un mot : glaçant. Entre 2003 et 2012, le lieutenant-colonel Mark McCurley, pilote de l'US Air Force qui s'ennuyait dans le cockpit de son avion de surveillance Awacs, a été pilote de drone chasseur-tueur. Il en a fait un livre (1) à la gloire de son métier et de sa machine, le fameux Predator. Trop vieux pour voler sur un avion de chasse, McCurley voulait être «opérationnel» et «participer au combat» dans «la guerre contre le terrorisme». Vœu exaucé au-delà de ses souhaits. Devenu un «as» au sein des 17e et 15e escadrons de reconnaissance, il a mené aux commandes de son drone Predator des centaines de mission d'assassinat «ciblé» contre des ennemis de l'Amérique en Afghanistan, en Irak, au Yémen et ailleurs. Et pas n'importe lesquelles : en 2004, le pilote chevronné est persuadé d'avoir eu Ben Laden dans sa ligne de mire, attendant vainement l'ordre de tir…

Depuis son poste de pilotage installé sur une base du Nevada devant «six écrans plasma» géants permettant de suivre l'action sur le terrain comme dans la série Homeland, il a tué, tué et encore tué à 12 000 kilomètres de distance, expédiant ad patres en un clic de joystick toutes les cibles qu'on lui désignait d'un tir de missile Hellfire. Sans se poser trop de questions sur les «dommages collatéraux» civils : «Nous étions des professionnels qui étudiaient soigneusement chacune de leurs cibles pour être certains que la frappe était légale et justifiée.» Après, un ordre de tir est un ordre, pas de place aux cas de conscience : «Je n'ai jamais prétendu trancher, ni même poser les termes des controverses juridiques et morales qui relèvent des juristes et des philosophes.» Se voit-il en ange exterminateur ? Pas plus qu'un pilote de chasse volant à 10 000 pieds dans son F-16 : le missile tiré est le même que celui tiré par un Predator par McCurley depuis le désert du Mojave, avec les mêmes effets dévastateurs au sol. Pas faux, il marque un point. Mais son quotidien c'est cette routine terrifiante décrite par Amnesty International dans un rapport sur la guerre des drones: «Se lever, aller au travail, tuer, rentrer chez soi, coucher les enfants».

Un soldat fier de son métier

Mais à la différence du pilote de F-16, le pilote de drone sait tout de sa cible, voit tout, en temps réel de ce qui se passe au sol. Il raconte comment il a éliminé en 2011 Anwar al-Awlaki, cet imam américain né au Nouveau-Mexique de parents yéménites «qui avait été en contact avec deux des pirates du 11 Septembre» et avec Nidal Malik Hassan, le militaire qui a tué treize de ses camarades à Fort Hood en 2009. Comme à chaque fois, il a suivi pendant de longues minutes le convoi de 4x4 roulant à tombeau ouvert dans un nuage de poussière, attendant patiemment que l'homme à abattre soit à découvert et le feu vert du «controleur» à l'écran. Un tir et la Toyota n'est plus qu'une boule de feu (comme dans la vidéo ci-dessous)…

La cible est plus difficile à shooter quand il s'agit d'un motard transportant «un capitaine d'Al-Qaeda», mais au final le résultat est le même. «Convoi sous le feu, armes légères et lance-roquettes,  lourdes pertes, aucun soutien aérien, aucune artillerie, vous êtes le troisième appareil sur site»: McCurley raconte aussi comment les drones sont parfois l'ange gardien des unités de combat au sol, comme cette unité des Navy Seals encerclée par les talibans en Afghanistan, retrouvée et exfiltrée à coups de missiles air sol grâce aux Predator de son unité.

Son écriture est celle d'un soldat, enthousiaste à l'idée de servir sa patrie dans une nouvelle mission search and destroy : «Aujourd'hui la meute va chasser.» Fier de son métier viril : sur un Tee-shirt qu'il adore porter, cette définition floquée : «Pilote, n.masc. Forme la plus élevée de vie sur terre».  Fier de son arme surtout, qu'il compare «à un angry bird gris» tout droit sorti du jeu vidéo du même nom, avant d'asséner plus sérieusement : «J'ai écrit ce livre pour raconter l'incroyable histoire du Predator, son avènement comme outil précieux dans la lutte contre le terrorisme […] j'ai écrit pour montrer comment le Predator a révolutionné l'art de la guerre.» Mission accomplie sur ce terrain. Mais comme le rappelle notre confrère Pierre Haski de Rue89 dans un autre article sur le bouquin de McCurley, le véritable objectif du militaire américain est de défendre une arme contestée et plus largement cette nouvelle forme de guerre technologique à distance.

Dommage pour les victimes «collatérales» 

Rien qu'au Pakistan, les frappes de drones dans les zones tribales qui servent de refuge à Al-Qaeda, ont causé entre 2 500 et 3 500 morts, dont 500 à 1 000 civils entre 2004 et 2013, selon les chiffres du BIJ. Et les révélations nouvelles contenues dans les drone papers de The Intercept sont explosives en ce qui concerne ces fameux dommages collatéraux qui ne sont pas le problème de McCurley : rien qu'entre janvier 2012 et février 2013, les frappes de drones des forces spéciales américaines de la mission Haymaker en Afghanistan ont tué plus de 200 personnes…dont seulement 35 étaient les cibles visées.

Pire, pendant les cinq mois les plus intenses de cette opération, 90% des victimes n'étaient pas l'objectif premier de la mission. Des chauffeurs, des gardes du corps, mais aussi les membres de la famille de la cible, femmes et enfants sous le même toit ou dans le même convoi. Sans parler des villageois qui passaient par là, au mauvais moment, au mauvais endroit. Même quand elle se passe comme dans un jeu vidéo, la guerre propre avec ses frappes «chirurgicales» n'existe pas. Et pour les populations sous la menace de cette foudre aveugle venue du ciel c'est l'horreur: «Avant, je n'avais pas peur des drones. Mais maintenant, dès que je les entends voler au- dessus de ma tête, je me demande... Serai-je la prochaine à mourir ?», raconte à Amnesty la petite Nabeela, 8 ans, qui a la malchance de vivre en zone tribale au Pakistan. Mais ça, on le savait déjà. Tout comme le très patriote lieutenant-colonel McCurley, qui dans son témoignage, est un peu l'anti-Chelsea Manning.

(1) «Hunter Killer, la guerre des drones par ceux qui la font», Lt-Col T. Mark McCurley, avec Kevin Maurer. Le Seuil, 375 pages.

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