Petits secrets et grandes révélations de Guy Alvès, l'ex-patron de Bygmalion

Les communicants préférés de l’UMP ont-ils détourné les fonds du parti ? Les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, mis en examen le 16 février 2016 pour dépassement du plafond de dépenses, ont-ils été falsifiés ? Comment a éclaté l’affaire qui menace l’ancien président ? Pour la première fois, le patron de l’agence par laquelle le scandale est arrivé donne ses réponses. Article paru dans Vanity Fair France en novembre 2014.
Affaire Bygmalion  Guy Alvès  « LUMP ma mis un pistolet sur la tempe »

À quand remonte sa fascination pour la politique ? Il ne le sait plus très bien. C’est par une série de coïncidences et de choix improvisés que Guy Alvès est entré il y a vingt ans dans ce monde étrange où, dit-il, « on apprend vite à se méfier de tout le monde et à n’être impressionné par personne ». La répulsion, elle, est venue il y a quelques mois et il n’est pas près d’oublier ce moment. Le 27 février 2014, il présidait une réunion au siège de sa société l’agence de communication Bygmalion –, un bel hôtel particulier de deux étages en pierre de taille surmonté d’une verrière, dans le quartier de la gare Saint-Lazare, quand un message urgent est arrivé sur son iPhone. Il contenait un long article accusatoire à paraître le lendemain dans Le Point sous le titre « L’affaire Copé », où il était question de surfacturations, de favoritisme et de caisse noire. Guy Alvès se souvient d’avoir gagné son bureau pour lire le texte sur son ordinateur. « Je tombe de ma chaise, raconte-t-il. Je comprends qu’on est en plein règlement de comptes mais la disproportion me choque. Qu’est-ce qui fait que là, subitement, on mérite six pages dans un journal ? » La couverture de l’hebdomadaire arrive par un second mail. Elle montre Jean-François Copé, mains jointes et regard de biais, avec un surtitre qui le stupéfie : « Sarkozy a-t-il été volé ? » Il se rappelle une montée d’angoisse puis une sensation de nausée. « C’est affreux. Je me sens pris au piège. Je me dis que c’est une guerre ; que dans toutes les guerres, il y a des dommages collatéraux et que le dommage collatéral, dans cette guerre-là, ça va être moi. »

Les mois suivants lui font l’effet d’un tourbillon. Il se les remémore sans dissimuler son amertume. « Dans la presse, on parle de nous tous les jours. Je ne peux pas allumer une radio ou une télé sans entendre évoquer “l’affaire Bygmalion”. Moi, je ne pense qu’à sauver la boîte, je n’ai pas encore compris que c’est foutu. On nous présente comme des bandits. Nous ne sommes plus une agence de com mais une pompe à fric. On nous dénie la moindre compétence. On nous accuse d’avoir pris des millions sans rien faire, juste parce que nous serions des proches de Copé – je l’ai été et même, j’en suis fier, mais comme un collaborateur, pas comme un ami. J’ai mis dix ans à l’appeler Jean-François et je l’ai toujours vouvoyé. On nous a ciblés pour l’abattre, rien de tout cela n’était vrai. » Son téléphone ne sonne plus sauf lorsque les clients appellent pour dénoncer des contrats – « Le premier de la liste a été le groupe UMP de l’Assemblée nationale, ricane-t-il. C’est beau, non* ? » – et les journalistes pour demander des explications, des aveux, des têtes. « On nous dit sans arrêt : “Qu’avez-vous fait de l’argent?”, “Qui était le donneur d’ordres *?” et je ne sais pas ce que je dois répondre. »

Aujourd’hui, Bygmalion n’est plus que le nom d’un scandale. La société n’existe plus. Sa mise en liquidation a été prononcée le 17 juillet 2014. Guy Alvès a passé l’été à régler ce qui pouvait l’être puis à garder le silence pour « reprendre [ses] esprits ». C’est un quadragénaire à l’allure entreprenante qui s’efforce de rester souriant même s’il a « tout perdu ». Durant nos rendez-vous, il jette régulièrement des coups d’œil inquiets vers son téléphone portable : « Ces derniers temps, s’excuse-t-il, j’ai surtout reçu de mauvaises nouvelles. »

Pendant qu’il négociait avec ses créanciers, ses fournisseurs et ses banquiers, la France entière suivait, comme lui, le spectacle des affrontements internes à l’UMP comme autant d’épisodes d’unHouse of Cards hexagonal – vénéneux, violent et déconcertant. Jean-François Copé promet « toute la transparence » mais fait séquestrer les comptes de son parti. La justice ouvre une enquête. Des perquisitions s’enchaînent, certains élus sont convoqués par la police. Une sarabande de chiffres tournoie dans les journaux : 8 millions d’euros, puis 17, puis 22 – le montant que les hommes de Bygmalion sont accusés d’avoir empoché durant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. L’ancien chef de l’État, qui prépare son retour, est mis en cause à son tour. Puis son entourage. À l’UMP, tout le monde semble vouloir la mort de tout le monde*. « J’ai pensé qu’ils jouaient avec le feu, qu’ils étaient tous devenus fous »*, souffle Guy Alvès. Il dit aussi n’avoir pas tardé à comprendre qu’il se défendrait seul. « Je connais les politiques : ils ne vous viennent en aide que s’ils se sentent obligés de le faire, parce qu’ils ont peur de ce que vous pourriez raconter. Moi, je ne tiens personne, je n’ai jamais monté la moindre carambouille avec un élu. Je dois être le seul depuis les années 1930 à avoir fait une campagne électorale sans prendre un euro de cash ! Alors je sais que personne n’ira se mouiller pour moi. »

Le dimanche suivant la parution du Point, son avocat (Patrick Maisonneuve) et celui de Copé (Hervé Témime) ont convoqué une réunion discrète. Alvès y retrouve son associé, Bastien ­Millot, qui s’est éloigné de Bygmalion depuis plusieurs mois. Le président – en sursis – de l’UMP est venu avec son bras droit, Jérôme ­Lavrilleux. « Y a-t-il des liens d’affaires entre vous* ? » veulent savoir les avocats afin d’anticiper toute révélation malencontreuse. Tous répondent par la négative et l’entrevue ne dure pas plus de cinq minutes. Alvès certifie n’avoir plus parlé à « aucun d’entre eux » depuis lors. « Lavrilleux m’a téléphoné quelques heures avant de passer aux aveux à la télévision, précise-t-il. Mais je n’ai pas décroché. » C’était le 26 mai. La veille, la droite a subi une déroute aux élections européennes, nettement distancée par le Front national. Pour Jean-François Copé, cet échec s’ajoute aux soupçons de « l’affaire Bygmalion » pour fragiliser sa position. Dans la matinée, en guise de contre-attaque, il annonce une plainte contre X..., affirme qu’il « ne savait rien du tout » et « demande des investigations ». Alvès traduit aussitôt : « J’ai compris que le parti n’assumerait rien de ce qui avait été fait. » Lavrilleux fera le contraire en pleurant sur un plateau de télévision mais à cet instant, personne ne sait qu’il est attendu en fin d’après-midi à BFM TV, encore moins ce qu’il a l’intention d’y déclarer. Le patron de Bygmalion appelle son avocat : « Ça fait des semaines que je prends des coups, ça suffit *! Maintenant, je veux qu’on dise ce qui s’est vraiment passé. »

– Vous êtes conscient que ça va déclencher un tsunami* *? prévient Me****Maisonneuve.

– Je m’en fous. De toute façon, je suis mort. »

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Carte professionnelle de Guy Alvès, chef de cabinet de Jean-François Copé de 2004 à 2006

MINISTÈRE DÉSERT

Un soir de grande pluie, au début des années 2000, une Fiat Punto file en bringuebalant entre des gerbes d’eau sur une départementale de Seine-et-Marne. À bord, Jean-François Copé n’en mène pas large. Seuls ses collaborateurs savent que le maire de Meaux, hypocondriaque et frileux sous ses dehors conquérants, ne se sent à l’aise que dans les grosses cylindrées. Impossible, par exemple, de le faire monter dans un avion à hélices. Au volant, le jeune directeur adjoint de son cabinet tente de le rassurer : « Ne vous inquiétez pas, elle tient bien la route. » Réponse de Copé, dans un sourire espiègle : « Faites attention quand même* *; vous transportez un destin national. »

Guy Alvès raconte la scène comme un moment fondateur (c’est lui qui conduisait la voiture). « Il y avait de la provocation, mais aussi une part de conviction, diagnostique-t-il avec le recul. Même en se marrant, il fallait être capable de le sortir, non ? » D’autant qu’à cette époque, Copé est au plus bas. Il a perdu son siège de député en 1997, la gauche s’est réinstallée au pouvoir (avec le gouvernement Jospin) et la droite s’entre-déchire (déjà) entre balladuriens, juppéistes et séguinistes. Lui qui se voyait ministre à 30 ans traverse son premier trou noir mais qu’importe, il regarde devant lui. Alvès a rejoint son équipe après un stage au groupe parlementaire RPR, alors qu’il terminait sa maîtrise de droit, puis une année comme conseiller du maire d’Albi. À l’origine, ce fils d’immigrés portugais rêvait de devenir officier de marine mais on l’a déclaré inapte pour des raisons physiques. Au Palais Bourbon, il a côtoyé des figures comme Jacques Chaban-­Delmas, ­Olivier Guichard ou Pierre Mazeaud, alors président de la commission des lois, qui l’ont impressionné : « Quand Mazeaud vous disait : “Votre note, c’est de la merde”, vous ne vous demandiez pas s’il l’avait lue ; vous filiez la réécrire. » C’est aussi durant cette période qu’il a remarqué l’activisme d’un jeune élu nommé Copé. « Tous les soirs vers 18 heures, on voyait arriver son assistant avec des tas de demandes de sa part : un rapport, une question à poser dans l’Hémicycle... Il en voulait toujours plus. » À l’automne 1997, il a croisé le jeune directeur de cabinet de Copé, Bastien Millot, dans un séminaire destiné aux collaborateurs d’élus locaux ; il lui a fait part de son désir d’intégrer l’équipe du maire de Meaux et c’est ainsi que l’aventure a commencé.

À la mairie, il s’occupe des relations avec les administrés : « 80 courriers par jour, les permanences, les visites de quartiers. » Le cabinet est minimaliste (un directeur, un adjoint et une « plume » pour écrire les discours) et le patron exigeant – « mais on le suit car il bosse toujours plus que vous ». En mai 2002, le travail paie : Jean-François Copé entre au gouvernement. Il en est le porte-parole et secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement. Alvès et Millot débarquent dans un ministère désert, sans rien connaître de la machine de l’État. « Pour savoir quels étaient les postes à pourvoir, on a pris les trombinoscopes du gouvernement Jospin et on a coché les cases », raconte Guy Alvès. Il assiste alors aux premières loges à la montée en puissance de Copé. « Il fait toujours son job, et en plus ce qu’il faut faire pour décrocher celui d’après », explique-t-il, admiratif. En 2004, voilà Copé ministre délégué à l’intérieur, puis au budget. « Son truc, c’est de se rendre indispensable. Avec deux grains de sable, il fabrique un désert. »

Pour Guy Alvès, la vie en cabinet ministériel est passionnante mais frustrante : « On passe son temps à mettre en œuvre la politique des prédécesseurs ; le temps de faire adopter la vôtre, vous partez et ça recommence. » Il concède s’y être offert quelques plaisirs personnels : la visite du bureau du premier ministre avec ses parents, un déjeuner avec l’académicien Maurice Druon, un petit-déjeuner à Washington avec George Stephanopoulos, l’ex-conseiller en communication de Bill Clinton, qui « connaissait la politique française sur le bout des doigts – il nous a demandé pourquoi Jack Lang quittait la circonscription de Blois pour se présenter dans le Pas-de-Calais ! » Mais après quatre années passées à courir dans les pas de Copé, il éprouve le besoin de respirer. La montée de Nicolas Sarkozy vers le pouvoir ne l’enchante pas. Il songe à une autre voie mais l’hypothèse Villepin fait long feu. Tenter sa chance dans une élection locale ne l’attire pas, l’administration l’ennuie, il veut « connaître le privé », « apprendre un métier ». Bastien Millot est parti à France Télévisions, (avec un titre de vice-président chargé de la communication et de l’innovation). Alvès, lui, reçoit ce conseil d’un banquier croisé à Bercy : « Partez dans la finance, ce sera bon pour votre CV. »

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Guy Alvès avec Jean-François Copé à la mairie de Meaux, à la fin des années 1990

FACTURÉS DES MILLIONS, PAYÉS DE SOUPÇONS

On est avant la crise, ce monde-là n’a pas encore mauvaise presse. En septembre 2006, Alvès entre chez Centuria Capital, un fonds d’investissement dirigé par Emmanuel Limido, ingénieur reconverti dans la banque d’affaires et titulaire d’une riche clientèle dans les Émirats, en Chine et au Brésil. L’ancien conseiller de Copé ne monte pas de deals mais conseille surtout les financiers pour les relations avec les États. « Je gagnais beaucoup plus en travaillant beaucoup moins, s’amuse-t-il *a posteriori.Je ressentais une certaine imposture. » Au début de 2008, quand on lui demande de trouver un acheteur pour une société spécialisée dans la communication politique, Alvès saute sur l’occasion. Il fonce voir Bastien Millot et lui dit : « Et si on rachetait tous les deux *? » L’agence s’appelle Idéepole, elle traite l’événementiel du RPR (les congrès, les meetings) depuis 1999, travaille avec nombre d’élus et de collectivités de droite. Son fondateur, Patrick Dray, a en outre participé à des campagnes pour Jean-François Copé.

Le problème est que les deux Copé’s boys sont sans le sou. Après une levée de fonds insuffisante, Limido leur fournit la solution. Alvès et Millot créent leur propre société et c’est elle qui rachètera Idéepole. Limido en détiendra 80 % sous forme d’obligations convertibles. Si les objectifs sont atteints en deux ans, il deviendra actionnaire ; dans le cas contraire, il faudra le rembourser. « C’est ce que Le Point a appelé un “montage opaque” », ricane Guy Alvès. Ainsi naît Bygmalion, en septembre 2008. Le nom est trouvé par Millot. Pour exprimer la vocation de l’agence au conseil et à la formation, il avait retenu « Pygmalion » (du nom du héros mythologique qui sculpte la femme parfaite et en tombe amoureux) mais celui-ci était déjà pris. Qu’importe, le changement d’initiale ajoutera une touche d’ambition. Limido ne formule qu’une exigence : que la société ne soit pas liée à un parti. Les deux associés sont d’accord. Leur idée est de « dépolitiser » Bygmalion pour en faire un leader dans l’événementiel et la veille sur Internet. En outre, leur réputation de copéistes est à double tranchant : en 2008, Sarkozy est à ­l’Élysée, Copé à la tête du groupe UMP à l’Assemblée nationale, d’où il multiplie les actes de résistance, se pose en « premier ministre bis » (il utilise l’expression dans Le Monde), multiplie les flèches contre ce pouvoir dont il est écarté – Alvès assure avoir été prévenu par un ami : « Veille bien à tes déclarations fiscales, vous êtes sous surveillance. »

La clientèle de départ de Bygmalion est surtout constituée de municipalités de taille moyenne (Melun, Bagnolet, Menton, ­Levallois-Perret, Dreux...) et de PME. Peu à peu, la société prend son envol. Quelques sociétés du CAC 40 font appel à elle (dont Veolia, pour un contrat de veille sur Internet), des filiales spécialisées sont créées : B4Sports pour l’organisation d’événements sportifs (notamment des finales de basket à Bercy) et la gestion d’image de champions, de clubs et de fédérations, et Event & Cie pour l’organisation de manifestations publiques comme des salons (Maisons & Travaux, Emplois seniors, Jobs d’été), des assemblées générales de grands groupes, des congrès et des rassemblements politiques (c’est cette filiale qui sera mobilisée pour les meetings de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy). En quatre ans, le chiffre d’affaires passe de 5 millions à 10 millions d’euros – « Mais on ne s’est jamais versé de dividendes, précise Guy Alvès. Bastien [Millot] et moi, on gagnait 10* *000euros par mois. Si j’avais voulu faire fortune, je serais resté dans la banque. Notre objectif, c’était de combler le trou de départ, de développer la boîte et un jour de la revendre. »

La politique reste une source de contrats importants, surtout avec l’UMP et le groupe parlementaire (plusieurs centaines de milliers d’euros ont été facturés par Bygmalion, notamment pour la création de sites Web et la confection de plaquettes pour les députés), mais Alvès s’investit davantage dans la diversification. « Par affinités personnelles et par fonction, c’est Bastien qui traitait avec l’UMP », assure-t-il. La proximité de Millot avec Jérôme Lavrilleux, son successeur à la tête du cabinet de Copé, est un atout. C’est Millot qui l’a introduit dans l’équipe, en 2003 (après son limogeage de la mairie de Saint-Quentin, pour incompatibilité d’humeur avec le maire). Même après le départ de Millot, Lavrilleux et lui sont restés proches (quand l’affaire a éclaté, il a été dit que tous deux formaient un couple dans la vie privée ; Jérôme Lavrilleux l’a publiquement démenti). Alvès, lui, prétend qu’il ne s’est « jamais bien entendu avec Lavrilleux ». Il décrit ce fils de garagiste introverti sous les traits d’un « solitaire qui se veut omnipotent », « une première gâchette », un chef de meute sans états d’âme : « Pour lui, un collaborateur ne descend pas de cheval quand la charge est lancée. Il faut aller jusqu’au bout. »

Mi-janvier 2012, Franck Attal, le dirigeant d’Event & Cie, informe le patron de Bygmalion que « l’UMP le sollicite pour organiser quatre ou cinq réunions publiques » du futur candidat Sarkozy. La campagne officielle n’est pas ouverte, c’est le parti qui assume les dépenses préparatoires. Guy Alvès assure avoir fixé des limites : « Si c’est juste pour monter des meetings, le son, les lumières et la mise en scène, OK. Mais pas de conseil, on ne collabore pas à la campagne. Et je ne m’en occupe pas. Je ne voulais pas être le conseil de Nicolas Sarkozy sur cette campagne.

C’était une position commerciale ou une objection politique ? lui ai-je demandé.

– Ce n’était pas ce qui m’intéressait pour ma boîte. Et j’avais des réticences sur le fond. »

Le feu vert donné, les hommes d’Event se mettent au travail. Sur le coup, Alvès considère qu’il s’agira pour Bygmalion d’un « bon contrat, sans plus » – « On part pour gagner 30 000 euros par meeting. » À l’arrivée, il y aura 44 réunions et si Bygmalion a facturé des millions, elle n’a récolté qu’une avalanche d’ennuis et une cascade de soupçons.

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Guy Alvès, derrière Jean-François Copé et Michèle Tabarot, députée UMP des Alpes-Maritimes

MEETINGS À CRÉDIT

Est-ce un moment d’ivresse qui a tout fait basculer ? Le 23 février 2012 à Lille, dans la loge digne d’une rock star qui lui a été aménagée – avec canapé, fauteuils, table basse garnie de chocolats et cloisons insonorisées – dans les coulisses du Grand Palais, Nicolas Sarkozy vient de descendre de scène après un long discours consacré à « la France qui travaille ». Il est en nage... et quasiment en transe. Devant son entourage médusé, il lance : « On va gagner, je le sens. À partir de maintenant, je veux un meeting par jour ! » Quand Franck Attal rapporte la scène à Guy Alvès, il lui dit avoir cru à une blague. Mais le président ne plaisantait pas. En quelques heures, Sarkozy, qui avait imaginé une campagne très courte avec quelques grands-messes (« L’élection se jouera avant tout sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info », avait diagnostiqué son conseiller en communication, Franck Louvrier) a changé de stratégie. Il ne veut plus d’un blitzkrieg, sa campagne sera napoléonienne – une bataille chaque soir. Et l’intendance suivra.

Alvès aurait pu trouver logique ce revirement. Au cours d’un aparté sur la grandeur de l’action politique, lors d’une de nos conversations à la terrasse d’un hôtel parisien, il m’a confié avoir « toujours pensé que la plus grande force d’un politique était d’être capable de retourner une salle ». Il a cité deux exemples vécus : François Mitterrand, qui le fascina en 1992 dans un amphi de Sciences Po, durant la campagne référendaire sur le traité de Maastricht ; Nicolas Sarkozy, qu’il vit arriver à Meaux sous les sifflets en 1995, et ressortir de la salle après une ovation. Dix-sept ans plus tard, le président-candidat sent qu’il a perdu le fil avec ses électeurs, il veut le renouer. Mais il a plusieurs fois reporté son entrée en lice et rien ou presque n’a été prévu. Après son meeting inaugural, à Annecy le 16 février, un autre a été mis sur pied à la hâte à Marseille, le 19. Dès le lendemain, l’alerte est donnée sur le montant des dépenses facturées par Event & Cie. Selon des témoignages concordants**, Franck Louvrier** réclame que l’on fasse appel à « d’autres prestataires, moins chers ». Le conseiller suggère une autre agence mais se heurte à l’opposition de Jérôme Lavrilleux. Le bras droit de Copé joue en effet un rôle clé dans la campagne : Sarkozy l’a choisi en personne pour en être le directeur adjoint, poste d’où il assure seul l’interface entre le parti et l’état-major du candidat.

Après le déclenchement de l’affaire, le directeur de la campagne, le préfet Guillaume Lambert (qui était chef de cabinet à l’Élysée), a relaté cet épisode dans un témoignage écrit adressé au procureur général de Paris : « Jérôme Lavrilleux a lié très clairement l’implication de l’UMP dans la campagne au fait de retenir Event comme prestataire exclusif », y affirme-t-il. Dans sa fameuse confession télévisée, Lavrilleux s’est montré moins précis : « Il y a eu un dérapage sur le nombre – pas sur la valeur, sur le nombre – d’événements qui ont été organisés dans le cadre de cette campagne », a-t-il expliqué à la journaliste Ruth Elkrief sur BFM TV. Avant d’ajouter : « Le reproche que je me fais, c’est que je n’ai pas eu le courage de dire : stop, on en fait trop, on va dans le mur. J’ai commis cette erreur. »

Quoi qu’il en soit, la machine est lancée. Une agence concurrente est sollicitée mais elle n’interviendra que sur trois meetings – et encore, en association avec Event. À Bygmalion la part du lion. Jour après jour, de nouvelles dates sont rajoutées au planning du candidat. Chaque soir, les télévisions diffusent des images de foule en liesse, sur les étapes de ce tour de France improvisé.

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« Comme les sondages remontent, Sarkozy en veut toujours plus », comprend Alvès qui constate que Franck Attal, le dirigeant d’Event, ne se montre plus à l’agence car il travaille « à temps plein sur la campagne ». Sur la base des confidences de ce dernier, il en est venu à estimer que « le problème était d’arriver à faire face aux exigences du staff du candidat »« Vous imaginez un collaborateur dire à Sarkozy : “On ne peut pas le faire, on n’a pas assez d’argent ?” Moi pas. De toute façon, je n’ai jamais vu un candidat demander des précisions sur son compte de campagne. »

8 000 DRAPEAUX TRICOLORES

Jour après jour, le matériel nécessaire (tentes, sono, projecteurs, caméras, écrans géants, chaises, podiums) doit être reloué dans l’urgence, démonté dans la nuit, acheminé en semi-remorques puis remonté le lendemain dans une autre ville par des équipes d’intermittents trois fois plus nombreuses qu’à l’ordinaire afin que tout soit prêt à temps pour le meeting, en fin d’après-midi – « Avec les chaînes d’info, tout est filmé ; au moindre plantage, tout est foutu. » Parfois, les équipements font l’objet d’une surenchère car plusieurs candidats en campagne dans la même région se les disputent. À plusieurs reprises, le transport prend du retard car le même matériel arrive d’une réunion de François Hollande pour être remis aux équipes de Nicolas Sarkozy. Pour aller plus vite, il faut alors recruter encore plus de techniciens, trouver des cars pour les transporter, des traiteurs pour les nourrir. « Si tout avait été prévu au départ, juge Guy Alvès, on aurait pu négocier les prix, louer ce dont on avait besoin pour toute la durée de la campagne mais on n’a pas eu le choix. » La fameuse loge réservée au candidat, par exemple, a été insonorisée in extremis avec des cloisons en bois massif sur demande expresse de son entourage, soucieux qu’il puisse y être totalement isolé des clameurs de ses propres partisans (coût : 100 000 euros). De même, 8 000 drapeaux tricolores sont commandés à une PME spécialisée trois jours avant le rassemblement parisien de la Concorde, moyennant un prix de 22 000 euros. Si l’achat avait été effectué d’avance dès le début de la campagne, ils auraient pu venir de Chine pour vingt fois moins cher. Pour Guy Alvès, le péché originel vient de là : « C’est l’improvisation qui a fait exploser les coûts. » « Les flics m’ont dit : “Vous aviez déjà fait des campagnes, vous saviez que les dépenses sont plafonnées !” [la loi interdit au candidat de dépasser 22,5 millions d’euros]. Je leur ai répondu que nous n’avions pas à tenir les comptes du candidat. Notre job, c’était de faire ces meetings. Nous les avons faits et tout a bien marché, pas un seul incident. Pour nous, c’était une victoire tous les soirs. »

Sauf qu’à la fin février, après le meeting de Montpellier, Attal informe Alvès que la trésorerie du candidat n’a pas réglé les premières factures. Les fournisseurs peuvent patienter, ils savent à qui ils ont affaire, mais les personnels ne sont pas payés – « Ça râle », rapportent les hommes d’Event. L’argent est avancé sur les fonds de Bygmalion. Le 11 mars à Villepinte, la mise en scène est grandiose. Le candidat prononce son discours sur une avant-scène arrondie fabriquée spécialement pour donner l’impression qu’il parle au milieu de la foule, sur le modèle des meetings de Barack Obama (coût total inscrit par Bygmalion dans sa comptabilité : 1,8 million d’euros, auquel s’ajoute la part de l’autre prestataire, Agence Publics, 1,3 million).

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À la fin du mois de mars, l’argent se fait toujours attendre. Attal proteste. Dans les tout premiers jours d’avril, il est convoqué par Lavrilleux. À son retour, il fonce chez Alvès. « Son visage était livide, raconte ce dernier. Lavrilleux venait de lui dire : “On ne pourra pas vous payer, sinon le compte de campagne explose.” C’est là qu’il lui a donné la solution : on devait refaire les factures avec d’autres libellés et les présenter au parti, non plus au candidat. L’UMP avait organisé des conventions thématiques pour la campagne. Lavrilleux a dit à Franck [Attal] : “Écrivez ça sur les factures et vous serez payés tout de suite.” J’étais très en colère parce qu’on ne nous laissait pas le choix. Si on ne réglait pas nos fournisseurs, tout s’arrêtait et accessoirement, ma boîte coulait. J’ai accepté le deal. Après coup, on a dit que nous avions braqué l’UMP. La vérité, c’est l’inverse : c’est l’UMP qui nous a mis un pistolet sur la tempe. »

Dans les jours qui suivent, une poignée de factures est adressée à l’UMP pour les prestations de janvier et février. Leur montant avoisine 8 millions d’euros. Il est acquitté par l’UMP en deux virements de 3 et 5 millions d’euros, le 3 mai, après validation par le trésorier, le député Dominique Dord. Les bordereaux correspondants mentionnent la société Event et la ligne budgétaire « Elec. pres. », ainsi que les signatures de Jérôme Lavrilleux (en qualité de directeur du cabinet du président du parti), Éric Cesari (directeur général de l’UMP), **Fabienne Liadzé (**directrice financière) et Pierre Chassat (directeur de la communication).

La falsification est consommée peu après l’élection. Nicolas Sarkozy est battu. Avant les règlements de comptes politiques, il faut solder ceux de la campagne. Une réunion se tient autour de Lavrilleux pour fixer la répartition : 4,2 millions d’euros seront inscrits sur le compte officiel du candidat ; le reste des dépenses facturées par Event dépasse 18 millions d’euros – soit au total un peu plus de 22 millions, taxes incluses (à peine moins que le plafond légal pour l’ensemble du budget de campagne) –, il sera imputé à l’UMP. À cette fin, toutes les factures sont refaites pour les justifier par des conventions montées par le parti. Le mode d’emploi est enfantin : « Ils ont divisé la somme à nous verser par le nombre de conventions, explique Guy Alvès. C’est ce qui explique que toutes les factures affichent exactement la même somme... Ils ne nous ont même pas dit que certaines de ces conventions n’avaient jamais existé. » En réalité, les premières factures sont libellées avec des montants variables, afin de mieux camoufler la manipulation. Mais les 19 dernières sont identiques, quels que soient la durée, l’ampleur et l’objet des manifestations : 299 000 euros... Le montage est énorme mais l’heure n’est plus aux scrupules, il faut parer au plus pressé. Surtout, personne n’imagine que ces dossiers seront rouverts un jour et qu’ils laisseront alors échapper leur secret.

PRISE D'OTAGE

Dominique Dord l’admet volontiers, il ne connaît pas la vérité et ce mystère le déconcerte. « C’est tout de même incroyable, se désole-t-il. Tout s’est passé au sein d’un groupe de quelques personnes et on n’arrive pas à savoir. » Député de la Savoie, il a quitté sa fonction de trésorier de l’UMP en novembre 2012, au plus fort de la guerre entre Jean-François Copé et François Fillon qui était en train de ravager le parti. Sa démission, ce grand gaillard au sourire franc et au tutoiement spontané dit l’avoir présentée parce qu’il désapprouvait des pratiques à la direction de son parti. « J’étais ulcéré de voir la mainmise d’un clan, dit-il*. Je me disais : “Ce sont des cinglés”, j’étais loin d’envisager des délits. »* Soutien déclaré de Fillon durant le duel pour la présidence de l’UMP, il s’est senti tenu à l’écart par la garde rapprochée de Copé. Mais il avait la haute main sur les 50 millions d’euros de budget annuel du mouvement et tous les ordres de paiement passaient entre ses mains. Pendant la bataille, un cadre du parti lui a murmuré : « Je serais vous, je ferais des copies de tout ça... »

Il l’a fait. Dans son bureau exigu du Palais Bourbon où l’unique élément de décoration est un fanion d’un régiment de chasseurs alpins, il conserve un double de tous les documents qu’il a eu à signer pendant la campagne présidentielle. « Je me rendais chez Fabienne Liadzé, au siège de l’UMP, pour viser toutes les pièces comptables mais je ne vérifiais pas à quoi correspondaient réellement les factures », explique-t-il, navré. Aujourd’hui, ses classeurs sont entreposés près de lui dans une armoire aux portes vitrées légèrement opaques. Les originaux, la police les a saisis lors d’une perquisition au siège de l’UMP. La trace de son dernier paiement y figure : un virement d’un peu moins de 1 million d’euros qu’il a avalisé début novembre, juste avant de rendre son tablier. Bénéficiaire : Event & Cie. Guy Alvès l’explique : « Il s’agissait de règlements que l’UMP avait laissé en suspens depuis la présidentielle. Les mois passaient et l’argent n’arrivait pas. Nos sous-traitants commençaient à croire qu’on se sucrait sur leur dos. Ils menaçaient de nous traîner en justice. On aurait eu l’air malins s’il avait fallu expliquer tout ça devant un tribunal ! » En fait, le parti se débat lui-même dans d’importants tourments financiers. Après la double défaite de la présidentielle et des législatives, ses caisses sont presque vides. Copé et l’équipe de direction supplient les banques de leur octroyer des délais. Le moment serait mal choisi pour honorer les arriérés d’Event qui s’élèvent à près de 4 millions. Finalement, précise Alvès, « on a mis la pression, Lavrilleux a fini par s’inquiéter et les derniers paiements sont arrivés ». À nouveau, le patron de Bygmalion dit s’être senti « pris en otage » : « C’était une façon de me dire : si tu parles, tu iras en prison – et en plus, tu feras tout exploser. Ça m’a torturé, mais je me suis tu. »

Thomas Samson / AFP ; DR

Dominique Dord, ancien trésorier de l'UMP

Guy Alvès n’a jamais rencontré Dominique Dord mais après avoir tourné et retourné cent fois l’histoire dans sa mémoire, il est persuadé que sans la guerre Copé-Fillon et le climat de suspicion proche de la paranoïa qu’elle a suscité parmi les dirigeants de l’UMP, le scandale n’aurait jamais éclaté. « De bonne foi, Dord a dû penser que les règlements faits après l’été 2012 ne correspondaient à rien, que c’était uniquement un canal pour faire sortir de l’argent. Et comme nous étions considérés comme des proches de Copé, c’était forcément une caisse noire pour Copé. » Quand je lui ai exposé ce raisonnement, Dominique Dord m’a livré une version un peu différente : « Je ne suis pas allé jusque-là, mais il est vrai que les 8 millions du mois d’avril m’avaient mis la puce à l’oreille. Les montants me paraissaient dingues. Je me disais que ces gars-là abusaient de leurs appuis dans le parti. Chez moi, j’ai toujours fait des campagnes avec des bénévoles et des bouts de ficelle. » Après mûre réflexion, le trésorier repenti m’a cependant livré cette confidence troublante : « Sincèrement, si Fabienne [Liadzé] m’avait dit qu’il s’agissait de couvrir les comptes de la campagne de Sarkozy, je me demande si je n’aurais pas été d’accord pour fermer les yeux... En fait oui, probablement, j’aurais été d’accord. »

Dans le contexte de détestation shakespearienne qui divise le parti à l’automne 2012, certains lieutenants de François Fillon se montrent moins hésitants. Bientôt, les rumeurs de détournements enflent et se répandent dans les couloirs du parti, un vaste immeuble moderne dans le quartier de Montparnasse dont seule la façade de verre est vraiment transparente. Le Canard enchaîné s’en fait l’écho le 18 novembre, sous le titre : « L’UMP saignée par la défaite, et par Copé », désignant explicitement les hommes de Bygmalion. « On nous présentait comme les maîtres du parti, ceux qui contrôlent tout, se rappelle Guy Alvès. Je comprenais d’autant moins que nous ne faisions pas la campagne de Copé – la présidentielle nous avait échaudés, je n’avais plus envie de travailler pour l’UMP. On nous faisait un mauvais procès. » Après l’élection controversée de Jean-François Copé à la tête du parti, le 18 novembre, les tensions augmentent, les accusations pleuvent. Désormais, on ne parle plus que du « clan Copé » et des proches qui l’auraient aidé à faire main basse sur l’UMP. Pour tous les accusateurs, Lavrilleux est en haut de la liste. Guy Alvès et Bastien Millot suivent de près. Quatorze mois plus tard, l’enquête du Point reprendra les mêmes éléments au service de la même thèse : puisque les montants perçus par Bygmalion sont bien supérieurs à ceux déclarés dans le compte de campagne de Nicolas Sarkozy (officiellement, les meetings du candidat sont censés avoir coûté 13,7 millions d’euros), il doit y avoir eu « surfacturation » – ou au minimum « des marges très excessives », selon l’appréciation portée devant moi par un conseiller de Nicolas Sarkozy. Les « communicants » de Copé se seraient donc enrichis au détriment du parti et du candidat. CQFD.

Même avec des mois de recul, cette accusation exaspère Guy Alvès. « C’est totalement faux et la justice l’établira puisque tous nos comptes ont été saisis. Vous verrez bien qu’il n’y a pas d’argent caché, nulle part, et que nous n’avons escroqué personne », affirme-t-il dans un accès de rage froide. Lui ne se sent pas coupable mais victime : « Je n’ai pas été complice, on m’a mis devant le fait accompli. Je savais que refaire les factures était illégal mais c’était le prix à payer pour sauver mon entreprise et tous les fournisseurs qui avaient la corde au cou. Donc oui, dans cette affaire, je suis la victime. » (Selon les documents saisis par la police financière, la marge bénéficiaire de Bygmalion sur les meetings oscillait entre 25 % et 30 %.)

Il n’empêche, Bygmalion vit ses derniers mois dans un halo de soupçons. Plusieurs municipalités résilient leurs contrats avec l’agence, des plaintes sont déposées. Alvès doit s’expliquer devant ses clients – « On a merdé. » La plupart le quittent. Beaucoup d’anciens amis l’évitent. « Le seul qui ait été élégant, c’est Patrick Balkany, confie-t-il. Le soir de sa réélection aux municipales, il m’a fait venir à Levallois et m’a embrassé devant tout le monde. » Malgré la réputation sulfureuse de l’édile, il avoue que « c’est un moment qui a compté » pour lui. Ce n’est que le 15 mai, quand Libération publie une enquête approfondie sur les vraies-fausses « conventions » de l’UMP et les factures de Bygmalion, qu’il se sent soulagé : « À ce moment, se souvient-il, je sais que la vérité va sortir. Ce n’est plus qu’une question de jours. J’espère encore que l’UMP va assumer, que quelqu’un va prendre la parole pour dire que nous ne sommes pas des voleurs. Personne n’a eu ce courage. »

L'APPEL MANQUÉ DE LAVRILLEUX

À l’aube du 26 mai – le jour fatidique –, Guy Alvès a de petits yeux. Il dort mal depuis plusieurs semaines. En outre, sa nuit a été courte : la veille, il était à Monaco pour assister au Grand Prix de Formule 1 avec un client. La presse fait ses gros titres sur la débâcle de l’UMP aux élections européennes. Jean-François Copé est plus que jamais sur la sellette. Le président de l’UMP est en sursis et l’affaire Bygmalion pèse lourd dans son bilan. Il a juré de sa « parfaite intégrité » et promis de s’expliquer au lendemain du scrutin. Dans la matinée, ses proches font savoir qu’il a l’intention de saisir la justice, qu’il compte demander « des éclaircissements ». Pour Alvès, le coup est rude. Il se sent définitivement lâché. C’est alors qu’il demande à son avocat, Patrick Maisonneuve, de prendre la parole pour donner publiquement sa version des faits. Lui n’a aucune envie de se montrer : « Dans la communication, ironise-t-il, on sait qu’il faut parfois savoir se faire discret. » Un texte serait trop long. Maisonneuve suggère une conférence de presse. « Peu importe, répond Alvès. Je veux juste qu’on dise qu’il n’y a pas d’affaire Bygmalion mais une affaire du compte de campagne de Nicolas Sarkozy. » À 17 heures, devant les journalistes convoqués à son cabinet, c’est exactement la phrase que prononce l’avocat.

Kenzo Tribouillard / AFP

Guy Alvès n’y assistera pas. Il s’est éclipsé. En route vers son bureau, il est alerté par sa secrétaire, affolée : « Les journalistes sont en bas. Il y a des caméras partout. » Il se réfugie chez un ami. « C’est le premier témoin extérieur à qui je livre toute l’histoire. Quand je lui ai dit que j’allais tout raconter, je l’ai vu se décomposer. C’est là que j’ai commencé à mesurer la déflagration qui allait se produire. »

C’est aussi durant ces quelques instants de retraite que le nom de Lavrilleux s’affiche sur l’écran de son téléphone*. « Il ne m’appelait jamais. Je me suis dit : “Il va me défoncer.” Je n’ai pas le courage de me faire injurier. Je ne décroche pas. Je suis tétanisé. J’ai l’impression qu’un vide abyssal s’ouvre devant moi. »* Un autre appel le tire de sa torpeur. Cette fois, c’est Franck Attal, le patron d’Event & Cie : « Je te passe quelqu’un. » Il se retrouve en ligne avec un policier.

« Nous perquisitionnons vos bureaux. Dans combien de temps pouvez-vous être là ?

– Quinze, vingt minutes.

– On vous attend. »

Il se rappelle avoir fait le chemin « comme un zombie ». Arrivé au siège de Bygmalion, il va passer les heures suivantes comme dans une bulle, protégé du monde extérieur par la présence policière. Il raconte : « Quand démarre la conférence de presse, nous sommes à la cave en train d’ouvrir les archives. Mon téléphone n’a pas de réseau ; les communications ne passent pas. Ensuite, on passe un long moment à la comptabilité. Je vois les SMS arriver par dizaines mais je ne les lis pas. Les flics me demandent les comptes de la campagne. Je leur montre neuf classeurs, bien alignés – ils ont l’air surpris ; ils devaient croire qu’on avait tout planqué. Quand on pousse la porte de mon bureau, il est presque 20 heures. Un de mes collaborateurs entre dans la pièce, bouleversé : “Tu as entendu Lavrilleux ? Il a tout balancé. Il était en larmes !” Il nous explique qu’il a suivi l’interview sur son iPad, dans un taxi. Autour de moi, tout le monde est stupéfait. Je me sens presque soulagé mais j’ai un peu mauvaise conscience de ne pas lui avoir répondu quand il m’a appelé. »

PERQUISITION PENDANT « LES EXPERTS »

La perquisition se poursuit (une autre a eu lieu à l’UMP et dans le local du club de Jean-François Copé, ­Génération France­.­fr mais il ne l’a su qu’après). Il propose aux enquêteurs de commander des pizzas. Quand il donne l’adresse pour la livraison, la voix au bout du fil l’interroge : « Bygmalion... Vous voulez dire Bygmalion ? » Il s’esclaffe : « Oui, Bygmalion, ce n’est pas une blague. Et envoyez un livreur qui ait des papiers en règle : la police est ici ! » La nuit tombée, les enquêteurs interrogent Franck Attal dans une pièce voisine. Dans son bureau, Alvès allume la télévision. « J’ai commencé à regarder un épisode des Experts. C’était surréaliste. J’avais l’impression d’être moi-même dans une série télé. J’ai zappé et je suis tombé sur les images de Lavrilleux. Il devait être 1 heure du matin. Je n’ai vu que des extraits. Même après, je n’ai jamais pu regarder l’interview en entier. Il avait l’air de souffrir. J’ai eu de l’empathie pour lui. Je me suis dit qu’on était dans des situations comparables. Mais surtout, c’était la première fois que quelqu’un disait : “Ce n’est pas leur faute.” Ça m’a fait du bien. »

Ce soir-là, sur BFM TV, Jérôme Lavrilleux a déclaré, à propos de la campagne de Nicolas Sarkozy : « Il y a eu un engrenage ­irrésistible d’un train qui file à grande vitesse et les personnes qui auraient dû tirer le signal d’alarme ne l’ont pas fait. » Mais il a ajouté : « Je n’ai jamais eu à discuter de ce genre de sujet, ni avec M. Sarkozy ni avec M. Copé. J’assume mes responsabilités. » À ce stade de son récit, j’ai interrompu le patron de Bygmalion pour lui poser la question qui brûle les lèvres de tout le monde et qui est sans aucun doute l’enjeu principal de l’enquête judiciaire : « Croyez-vous vraiment que Nicolas Sarkozy et Jean-François Copé peuvent avoir ignoré que les dépenses de la campagne ont été maquillées ? » Voici ce qu’il m’a répondu : « Je ne détiens aucune vérité. Techniquement, c’est possible. » À l’en croire, les deux seuls membres de son équipe à avoir eu le contact direct avec Lavrilleux pour cette campagne étaient son associé, Bastien Millot, et le dirigeant d’Event, Franck Attal. Mais Millot ne lui aurait fourni « aucune explication » depuis que l’affaire a éclaté (il s’est établi comme avocat à Marseille et malgré mes tentatives, je n’ai pas réussi non plus à recueillir sa version) et Attal lui a affirmé que ses instructions étaient venues du seul Lavrilleux : « Je n’ai aucune raison de ne pas m’en tenir à sa version », m’a-t-il dit. (Franck Attal n’a pas répondu à mes sollicitations.) J’ai rappelé à Guy Alvès la phrase que Nicolas Sarkozy avait dite en décorant Lavrilleux de l’ordre national du Mérite, le 15 octobre 2012 : « Voilà un homme qui a le talent de ne pas embêter les personnes pour qui il travaille avec des problèmes dont elles n’ont pas à connaître. » Le fondateur de Bygmalion y a vu « la définition du collaborateur idéal pour un homme politique » et je pense qu’il sait de quoi il parle.

Au bout de la nuit, après Franck Attal, les policiers ont interrogé Guy Alvès. « Mes collaborateurs n’ont fait que répondre à mes ordres », leur a-t-il indiqué, revendiquant la décision d’obtempérer à la demande de falsification venue de l’UMP. « Je savais que c’était illégal, a-t-il précisé. Mais si c’était à refaire, je le referais. » La perquisition s’est achevée à 6 h 45, le 27 mai. Il lui semble être rentré chez lui, avoir embrassé sa femme et conduit ses enfants à l’école. Puis il est retourné à son bureau, chez Bygmalion, « vidé mais curieusement apaisé ». En dehors de cette sensation, il n’a gardé aucun souvenir distinct de cette journée. « Il me semble avoir regardé les infos à la télé et m’être dit : “Quelle merde !” En fait, je n’avais plus rien à foutre de rien. »

Article paru dans le numéro 17 de Vanity Fair France (novembre 2014).

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