Robert Paxton : “L'idée que la France de Vichy a essayé de protéger les Juifs est absurde”

Son grand livre, “Vichy et les juifs”, reparaît aujourd'hui, dans une version revue et augmentée. Rencontre avec le grand historien américain Robert Paxton.

Par Gilles Heuré

Publié le 14 octobre 2015 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h56

Robert Paxton, professeur d'histoire émérite à Columbia University (New York), est l'auteur de La France de Vichy, paru aux éditions du Seuil en 1973, et de Vichy et les Juifs, paru en 1981 aux éditions Calmann-Lévy. C'est ce dernier livre que Robert Paxton réédite aujourd'hui (avec Michaël R. Marrus), dans une version enrichie et complétée qui tient compte des travaux parus depuis trente ans. Une somme qui fait litière de toutes les formes de révisionnisme qui ne cessent de ressurgir ici ou là. Entretien (en attendant l'intégrale, en voici une version abrégée).

Qu’est-ce qui vous a conduit à republier, en l’enrichissant, ce livre initialement paru en France en 1981 ?

Le livre était épuisé. En constatant qu’il y avait eu depuis de nombreuses publications sur cette période, et des travaux de haute valeur scientifique, j’ai pensé qu’il serait opportun de le compléter. La période de l’Occupation et le sort des Juifs, est le sujet préféré de nombreux jeunes historiens. J’ai donc voulu remettre à jour mon livre et y incorporer touts ces apports.

Sur quels aspects de cette période estimez-vous que la recherche a progressé ?

Je crois que c’est dans la précision sur l’application des mesures antisémites en France. Nous avions émis l’hypothèse que les mesures avaient bien sûr été appliquées mais, en rédigeant le livre, nous manquions d'informations. Maintenant, nous savons qu’elles ont été appliquées sans hésitation. Pas seulement par les antisémites farouches du Commissariat aux questions juives, mais aussi par les hauts fonctionnaires qui venaient de la République, estimant que la loi était la loi, qu’il fallait rétablir l’autorité de l’Etat, fonder un nouveau régime et faire une nouvelle France. Cet esprit de renouveau séduisait beaucoup de gens. Même François Mauriac, avant d’entrer dans la Résistance, écrivit dans les premières semaines du régime de Vichy que Pétain était la figure rêvée de la civilisation française. L’idée que la France pouvait se renouveler était extrêmement puissante et répandue. Donc les fonctionnaires, presque à 100%, qui ont servi le nouveau régime, ont tenu à appliquer la loi, pour rétablir l’autorité de l’Etat et mettre en œuvre la politique antisémite de Vichy.

La thèse selon laquelle Pétain et de Gaulle s’accordaient sur un pacte secret, le premier étant le bouclier, le second le glaive, n’est plus tenable.

En effet, je me suis élevé dès la première édition contre cette thèse du « bouclier ». Et je suis stupéfait qu’aujourd’hui encore, certains tentent de la remettre au goût du jour, comme si elle était insubmersible, et que l’on veuille encore défendre le vieux maréchal au prétexte qu’il n’aurait pas pu, malgré ses efforts, protéger les Français autant qu’il l’aurait voulu et résister aux demandes allemandes. Il y a notamment cette idée absurde que la France de Vichy a essayé, dès le début, de protéger les Juifs de nationalité française.

Idée soutenue par Eric Zemmour dans un chapitre qu’il a consacré à cette question, dans son livre Le Suicide français, qui vous met en cause...

Oui, mais il n’a pas fait de recherches, il s’est contenté de reprendre les idées du livre d’Alain Michel, Vichy et la Shoah, paru en 2012. Position étonnante parce qu’il est évident que le régime de Vichy a voulu réduire le rôle et la place de tous les Juifs, surtout les Juifs de nationalité française comme Léon Blum. Cette thèse du « bouclier » revient sans cesse, mais tous les travaux sérieux l’infirment. Bien sûr, à l’été 1942, on entre dans une nouvelle phase de radicalisation de la politique allemande. A ce moment-là — ce fut la même chose en Hongrie ou en Roumanie —, il devient gênant pour Vichy de devoir obtempérer aux demandes allemandes à propos du Service du Travail Obligatoire (STO). Les gouvernements ont préféré livrer leurs étrangers. Non pas pour sauver les Juifs mais pour sauver la face et ne pas montrer au monde qu’ils n’étaient pas entièrement souverains. Vichy a donc tenté de faire partir d’abord les étrangers en sachant parfaitement, parce que les Allemands ne cessaient de le rappeler, que tout le monde devait partir. Il n’y a jamais eu le moindre accord, entre Pierre Laval et l’ambassadeur Otto Abetz ou le général SS Carl-Albrecht Oberg, pour protéger les Français.

Avez-vous l’impression, pour reprendre l’expression de Henry Rousso et Eric Conan, que Vichy reste un « passé qui ne passe pas » ?

Bien sûr. C’est comme l’esclavage ou le sort des Indiens aux Etats-Unis. C’est là, ça fait partie du passé, et dès qu’on cherche à enseigner une histoire du pays, on doit faire face à la question : va-t-on expliquer aux enfants qu’on a eu des périodes sombres dans notre histoire ou doit-on privilégier une image édulcorée de cette histoire ? Dans les périodes de crise, on est plutôt à la recherche d’une histoire positive, mais la cicatrice de l’Occupation a du mal à se refermer.

Version intégrale de cet entretien à venir le 18 octobre

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