« The Red Web » : « Snowden est-il de nouveau manipulé ? »

« The Red Web » : « Snowden est-il de nouveau manipulé ? »

Dans leur livre « The Red Web », les journalistes russes Andrei Soldatov et Irina Borogan décrivent le contrôle du Web russe sous Poutine, et questionnent le silence d’Edward Snowden, réfugié en Russie.

Par Pierre Haski
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Dans leur livre « The Red Web » (Public Affairs, 386 pages), Andrei Soldatov et Irina Borogan, deux journalistes d’investigation russes, nous font entrer dans l’univers fascinant et inquiétant d’Internet au pays de Vladimir Poutine.

Les deux auteurs racontent la longue histoire d’Internet en Russie, apparu au temps de la « glasnost » (ouverture) de Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président soviétique, puis la période de grande liberté des années 90, jusqu’au règne de l’intimidation et des lois répressives qui a progressivement réduit cet espace de liberté au cours des trois dernières années.

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Au passage, un paradoxe : les deux journalistes se montrent très critiques vis-à-vis d’Edward Snowden, l’homme qui a révélé l’ampleur de la surveillance américaine dans le monde, et qui vit reclus depuis deux ans, en Russie, un pays aux pratiques policières tout aussi intrusives. Face à son refus de les rencontrer, ils demandent dans leur livre :

« Snowden est théoriquement en faveur de l’ouverture. Alors pourquoi refuse-t-il de parler à ceux d’entre nous, en Russie, qui, dans notre journalisme, se battent quotidiennement pour l’ouverture et la liberté d’informer ? Est-il de nouveau manipulé ? Et si oui, par qui ? »

Andrei Soldatov a répondu aux questions de Rue89 via Skype, au moment où « the Red Web » sortait, en anglais, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, mais pas, pour le moment, en Russie.

Andrei Soldatov  Moscou, sur Skype le 27 septembre 2015
Andrei Soldatov à Moscou, sur Skype le 27 septembre 2015 - capture

Rue89 : comment décrire la situation de l’Internet russe en terme de liberté, de législation, de contrôle ?

Andreï Soldatov : Malgré l’étendue des lois répressives, la situation ne peut pas être comparée à celle d’un pays comme la Turquie, où de nombreux journalistes et activistes sont emprisonnés, Twitter a été un temps bloqué, etc. Nous avons comparativement peu de victimes, peu de gens emprisonnés ou poursuivis pour des opinions exprimées en ligne.

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Mais en même temps, la situation de la liberté d’expression sur Internet en Russie est pire qu’en Turquie. La raison, comme nous l’expliquons dans le livre, est que le pouvoir russe s’appuie énormément sur l’intimidation.

La technologie, le blocage, le filtrage, la surveillance, ne sont pas tant employés pour espionner les gens ou bloquer les sites, mais pour envoyer un message fort aux activistes, aux utilisateurs et aux sociétés internet, pour leur dire que l’Etat est sérieux dans sa volonté de contrôler l’Internet.

C’est paradoxal, car nous avons relativement peu de répression, et le système russe de filtrage et de surveillance n’est pas aussi avancé que celui des Chinois par exemple, nous n’avons pas non plus des milliers de cyberpoliciers, mais ça n’a pas empêché la liberté d’expression de souffrir énormément.

Ce que vous décrivez a été très efficace pour amener les entreprises du côté du gouvernement sans avoir à les interdire ou les emprisonner.

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Exactement. Ils sont très bons pour ça. Ils savent traiter avec les entreprises, et d’ailleurs la clé de l’approche russe du contrôle d’internet est de passer par les entreprises plutôt que par les particuliers.

Ils l’ont fait avec succès. En fait, les autorités ont été surprises par leur succès lorsqu’elles ont introduit le système de filtrage d’Internet [baptisé SORM, ndlr] en 1998. Lorsque ça s’est fait, de nombreuses entreprises se sont précipitées au Kremlin pour discuter et tenter d’amender les procédures, mais en sont ressorties après avoir accepté le principe de la censure d’internet.

Les dirigeants russes se sont dits :

« C’est formidable, il nous suffit d’énoncer les choses brutalement, et montrer que nous ne reculerons pas devant la mise en œuvre des mesures, et ces entreprises viendront à nous pour discuter. Nous pourrons utiliser ces nouveaux canaux de discussion pour appliquer de plus en plus de pressions sur elles. »

Internet en Russie est apparu à l’époque de Gorbatchev et donc a été associé à une période d’ouverture. Il y a donc eu une période pendant laquelle Internet a été un espace libre.

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Internet a en effet été développé comme un espace libre en Russie. C’est une grande différence avec le modèle chinois où l’idée du filtrage et de la censure sont apparus dès la conception du système.

Nous n’avons véritablement les mesures les plus restrictives que récemment, en 2012. Donc de 1991 à 2012, l’Internet russe a été relativement libre.

Vladimir Poutine  sa sortie de l'Elyse,  Paris, le 2 octobre 2015
Vladimir Poutine à sa sortie de l’Elysée, à Paris, le 2 octobre 2015 - ALAIN JOCARD / AFP

Mais vous décrivez aussi dans le livre comment les hommes et les mentalités hérités du KGB soviétique ont toujours été présents dans la gestion d’Internet.

C’est un élément important pour moi. Nous avons essayé de comprendre quelle est la motivation de tous ces ingénieurs, fonctionnaires, fournisseurs d’accès, quand ils ont accepté l’idée du contrôle d’Internet.

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Pas facile de trouver la réponse, car ces gens voyagent, parlent anglais, ont une bonne éducation technique, travaillent parfois pour des entreprises américaines, y compris en Californie. Mais dans le même temps, ils sont animés par les idées patriotiques de suprématie, ou par la nécessité de faire respecter l’ordre sur Internet.

Nous pensons que la principale raison de ce type de mentalité est le passé soviétique. Il faut remonter à la manière dont l’Union soviétique a produit cette intelligentsia technique. Et les liens étroits qui ont toujours existé entre cette intelligentsia et le complexe militaro-industriel et les services de sécurité. C’est toujours pertinent aujourd’hui.

Dans ma jeunesse, à l’école, j’ai toujours été fasciné par Napoléon... C’est Napoléon qui a créé les grandes écoles techniques françaises, car il ne voulait pas produire des élites qui pourraient défier son pouvoir. Il préférait former des gens avec des compétences techniques.

C’est ce qui s’est passé en URSS sous Staline et ses successeurs. Ils voulaient de bons techniciens qui ne poseraient pas de questions. Ils ont réussi à produire une intelligentsia technique qui ne se pose pas de questions morales, et méprise les sciences humaines. Ils pensent que ça conduit au chaos, que la démocratie n’a pas de sens... La notion d’ordre est immédiatement compréhensible par des ingénieurs.

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Pourquoi ce durcissement du contrôle d’Internet en 2012 ?

Manifestation anti-Poutine, le 10 mars 2012  Moscou
Manifestation anti-Poutine, le 10 mars 2012 à Moscou - Alexey SAZONOV / AFP

Il y a deux explications. La première, ce sont les Printemps arabes, bien entendu. Dimitri Medvedev était président de la Russie, et a pris peur. Il y a vu une invention de l’Occident pour provoquer des changements de régimes et qu’il fallait réagir.

Et ça a été aussitôt suivi des protestations de Moscou [fin 2011, pour dénoncer les fraudes aux élections législatives, ndlr]. Le Kremlin a vu que les gens se mobilisaient via les réseaux sociaux, et a cherché une réponse.

La première piste a été de renforcer la surveillance d’Internet, mais les services de sécurité russes ne sont pas au niveau de la NSA américaine, ils sont lents à innover... Le pouvoir a donc conclu qu’il valait mieux se reposer sur les pressions directes et c’est ce qui a été fait.

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La décision a également été prise de « nationaliser » l’élite et les moyens de communication. Ainsi, tout le stockage des données doit se faire en Russie, les grands services étrangers doivent ouvrir des bureaux à Moscou, devenant ainsi soumis aux législations russes, les groupes étrangers ne peuvent pas contrôler plus de 20% du capital des médias russes, etc.

N’oublions pas que ça a coïncidé avec le retour de Poutine à la présidence, et l’explosion de sentiments patriotiques avec les JO de Sotchi et cette idée que « la Russie est de retour ». C’était en place avant même les événements d’Ukraine et la détérioration des relations avec l’Occident.

Une des dimensions fascinantes de votre livre, c’est évidemment l’affaire Snowden. Pour beaucoup de gens en Occident, il est un héros, mais vu de Moscou, vous avez une autre perspective...

La question à Poutine
Depuis son arrivée à Moscou, Edward Snowden ne s'est exprimé qu'une seule fois sur la situation en Russie, de manière très théâtrale. « The Red Web » raconte comment, le 17 avril 2014, lors de la traditionnelle émission de questions-réponses de Vladimir Poutine à la télévision, l'ex-consultant de la NSA a demandé au président russe si son gouvernement interceptait lui aussi des millions de communications, comme la NSA américaine. Poutine a répondu en rappelant que Snowden et lui-même avaient travaillé pour des services de renseignement, avant de nier qu'en Russie, il existe une telle surveillance de masse. « La réponse de Poutine était un enfumage classique », écrivent Soldatov et Borogan dans leur livre. Depuis, Snowden ne s'est plus exprimé sur le sujet.

Nous avons l’habitude de travailler avec de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme en Occident, et si vous êtes critique envers Snowden, ça n’est pas bien vu par cette communauté d’activistes !

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Je peux en comprendre les raisons, évidemment : il y a une grande bataille en cours, et la Russie n’est qu’un petit aspect du problème. Mais pour nous, journalistes russes, c’est une autre histoire.

Edward Snowden est à Moscou, protégé par le FSB [le service de sécurité russe qui a succédé au KGB, ndlr], même son avocat lui est fourni par le FSB, et nous aurions aimé en discuter avec lui.

Le fait est que Irina et moi travaillons depuis des années sur les services de sécurité russes, c’est une longue histoire. Nous avons notre propre expérience sur la manière de résister aux pressions des services.

Ma seule réponse à ce genre de situation est d’être aussi transparent que possible. Si vous recevez une sollicitation étrange des services de sécurité, il faut toujours la rendre publique. C’est la meilleure manière possible d’y répondre.

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Si vous ne le faites pas, les services de sécurité pensent aussitôt qu’il peut y avoir un coup à jouer avec vous, et pensent au coup d’après pour vous amener à jouer leur jeu. Il fait donc leur montrer très vite qu’on n’est pas prêt à jouer leur jeu.

C’est ce qui s’est passé aussi avec Glenn Greenwald et Laura Poitras [les deux journalistes qui ont publié les révélations de Snowden, ndlr] aux Etats-Unis. Laura Poitras subissait des contrôles terribles, et Greenwald lui a conseillé de rendre ça public. Et quand elle l’a fait, les pressions ont cessé.

Le problème avec Snowden est qu’il n’a jamais fait ça.

Edward Snowden en duplex depuis la Russie, le 23 juin 2015, lors d'une discussion avec les membres d'une commission parlementaire franaise
Edward Snowden en duplex depuis la Russie, le 23 juin 2015, lors d’une discussion avec les membres d’une commission parlementaire française - FREDERICK FLORIN / AFP

Avez-vous essayé d’entrer en contact avec lui ?

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Oh oui, c’est une longue histoire... Nous avons utilisé tous nos contacts dans le monde, en particulier dans les organisations de défense des droits de l’homme, les fondations, etc., pour entrer en contact avec lui. Mais il n’a jamais répondu.

Et même Glenn Greenwald a également refusé de nous parler. Ça nous a surpris, car Greenwald n’est évidemment pas dans la même situation que Snowden, il n’est pas en danger, il n’est pas en Russie, il parle à qui il veut. Mais pas à nous...

Mais c’est une décision émotionnelle : il ne veut pas parler à des gens qui pourraient poser des questions critiques.

Irina et vous enquêtez depuis des années sur les services de sécurité : comment avez-vous pu le faire sans gros problème ?

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C’est une histoire triste. En 2000, nous avons lancé notre site [Agentura.ru, ndlr], nous avions une équipe de six ou sept journalistes qui travaillait avec nous. Quinze ans plus tard, il ne reste plus qu’Irina et moi, ce qui en dit long sur ce qui se passe...

Il y a quinze ans, chaque grand journal de Moscou avait son département d’investigation ; aujourd’hui, il n’en reste plus que deux ou trois, avec six ou sept journalistes d’investigation à Moscou. La situation est de pire en pire.

La dernière fois que j’ai travaillé pour une publication russe, c’est en 2009 !

Vous n’avez pas été publié dans un média russe depuis 2009 ?

Non ! C’était une enquête sur le FSB, initialement publiée aux Etats-Unis, et un an plus tard elle a été traduite en russe. C’est également ce qui se passe avec nos livres, d’abord publiés en Occident, en anglais, et nous espérons, peut-être dans un an ou plus, qu’un éditeur russe tentera de le publier. Mais ce n’est qu’un espoir.

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Le journalisme d’investigation en Russie a aussi ses martyrs...

Irina et moi travaillions autrefois au journal Novaya Gazeta où écrivait aussi Anna Politkovskaïa, assassinée le 6 octobre 2006 à Moscou. Nous comprenons tous ce qui peut se passer.

L’usage de la force peut prendre différents visages, ça peut être des pressions pour vous pousser à l’autocensure, et c’est très efficace pour réduire les journalistes au silence.

Dans ce genre de situations, vous n’êtes pas confronté qu’aux autorités, vous devez aussi faire face à certains de vos collègues qui, parce qu’ils ont accepté de s’autocensurer, vont se mettre à dire « Politkovskaïa n’était pas réellement une héroïne“, ‘il devait y avoir un problème avec elle, etc. Ils tenteront de justifier leur propre comportement.

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La situation générale dans la communauté journalistique en Russie n’est pas bonne. Surtout en ce moment, après la Crimée et l’Ukraine, certains journalistes, en particulier à la télévision, deviennent très patriotiques et attaquent l’opposition en permanence.

La conséquence est que le public croit toujours que le journalisme et la propagande, c’est pareil. C’est un champ de bataille, et les gens pensent que vous travaillez nécessairement pour le gouvernement, ou pour l’opposition ou pour les Américains ! Allez parler de standards professionnels dans ce climat !

Après l’annexion de la Crimée, Poutine a fait un discours en évoquant les traîtres de l’intérieur. C’était un message fort en direction des journalistes, des activistes, des libéraux : vous pouvez être la prochaine cible si vous ne soutenez pas la politique du Kremlin.

Le Kremlin surfe sur plusieurs éléments populaires dans l’opinion :

  • le ressentiment vis-à-vis de l’Occident après la déception des années 90, lorsque la Russie a été frappée par la crise économique sans que les démocraties occidentales ne lèvent le petit doigt ;
  • l’héritage de la Seconde Guerre mondiale, difficile à comprendre de l’extérieur. L’idée que nous avons sauvé le monde du fascisme, mise en avant dès les années 50 et qui alimente un complexe de supériorité. Et nous continuons à sauver le monde aujourd’hui, ce que beaucoup de gens croient...
  • la peur d’une révolution sanglante. Après les Printemps arabes, après la Libye, le Kremlin a martelé le message que personne ne voulait d’une Libye, ou même d’un Maidan sanglant, dans les rues de Moscou. Les membres de la classe moyenne, y compris ceux qui soutenaient l’opposition en 2012, qui en ont ras le bol de Poutine, ne veulent pas de désordres dans la rue.

Ces trois éléments expliquent le soutien à Vladimir Poutine.

Pierre Haski
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