Quand Bertrand Tavernier écrit à Martin Scorsese

En convalescence, Bertrand Tavernier n'est pas venu à Lyon remettre le Prix Lumière 2015 à Martin Scorsese, mais il lui a écrit une lettre, lue sur scène par Thierry Frémaux et François Cluzet, qu'il a tenu à offrir, en exclusivité, à Télérama.fr

Par Bertrand Tavernier

Publié le 18 octobre 2015 à 10h29

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h57

"Cher Marty, j’espère que Thierry lira cette lettre en parlant aussi vite que toi. Il y tellement à dire et le temps nous est compté. Quand je jette un coup d’œil sur tout ce que tu as entrepris ou créé, j’éprouve une sorte de vertige. Comment as tu fait pour imposer une telle frénésie créatrice ? Tu as dû inventer les journées de 36 heures et les heures de 90 minutes sans jamais dormir (comme le faisait remarquer Samuel Beckett : "Mais que foutait Dieu avant la Création ?")

Michael Powell a dit de toi, Marty, dès Mean streets, que tu étais le « Kurosawa de la 42ème rue », jugement admirable de concision et de lucidité, qui s’applique si bien à tant de films ultérieurs : Taxi driver et Raging bull mais aussi Les Affranchis et même Casino qui pourtant est loin de la quarante-deuxième rue. Sans oublier Bringing Out the Dead (A tombeau ouvert), ce film étrange et mal aimé. Mais j’ai envie de m’attarder sur le choc, l’éblouissement qu’on a éprouvé avec Pierre Rissient devant ton premier film, Who's knocking at my door ? prologue au génial Mean Streets qui révélait à travers des plans heurtés, des passions exacerbées, mettant peu à peu à nu une quête de la rédemption, un amour viscéral du cinéma, mais aussi Harvey Keitel et Robert de Niro !

La dernière fois que je suis venu te voir à New York, Thelma Schoonmaker, ta monteuse fidèle, ta collaboratrice, m’a reçu dans ta boite de production. Tu venais de partir mais il y avait, au milieu des DVD et des copies de films que tu sélectionnais pour ta fille, un livre posé sur ton bureau à côté d’une tasse encore fumante. Sur la couverture de ce livre, un titre : La Joie de haïr. C'est cette « joie de haïr », Marty, cette volupté terrible de l’enfer que l’on côtoie dans nombre de tes films, jusqu’au Loup de Wall Street qui nous y plonge carrément... Tu as su créer des univers pulsionnels où se déchirent des personnages souvent indéfendables, que tu filmes avec une évidence qui évite aussi bien l’exaltation de la violence que la condamnation moralisante

J’ai vécu avec tes films, Marty, moi comme tant d’autres, ils m’ont remué et donné du courage. Ils m’ont aussi donné la joie de les aimer, et souvent de les redécouvrir, comme Le Temps de l’innocence qui me touche différemment avec le temps, ou Hugo Cabret, cet hymne à la création, au pouvoir poétique, métaphysique de l’image où tu utilises merveilleusement la puissance de la 3D.

La joie d’aimer, oui, depuis tes courts métrages, tes films sur la musique, de l'extraordinaire Dernière Valse à Shine A Light sur les Rolling Stones (le solo de guitare de Buddy Guy m’avait cloué dans mon fauteuil), en passant par tes évocations de Bob Dylan, George Harrison, sans oublier le fameux clip Bad pour Mickael Jackson.

La joie d’aimer et de redécouvrir des pans entiers d’un cinéma que nous aimons tant, grâce à ton œuvre pionnière, en collaboration avec Michael Henry Wilson, ton Voyage à travers le cinéma américain. Et aussi celui, encore plus personnel, consacré au cinéma italien.

Ta passion est contagieuse, communicative, Marty. Après l’avoir vu, je me suis précipité sur Paisa, Rome ville ouverte ou Umberto D. Tu nous a fait comprendre dans A letter to Elia, ta lettre d’amour à Elia Kazan, codirigé avec Kent Jones, ce que pouvait ressentir un jeune homme découvrant à travers ses films, à travers Brando, une forme de réalité intime que le cinéma ignorait, comme un miroir de ses propres émotions. Merci pour tous ces films.  

Martin Scorsese, à droite, aux côtés de Dexter Gordon, dans Autour de Minuit, de Bertrand Tavernier 

Martin Scorsese, à droite, aux côtés de Dexter Gordon, dans Autour de Minuit, de Bertrand Tavernier 

J’ai eu cette très grande joie, Marty, de t’avoir comme acteur sur le tournage d’Autour de minuit. Je voulais confronter dans la même scène et parfois le même plan, l’acteur qui parlait le plus lentement de l’histoire du cinéma américain, l’inoubliable Dexter Gordon et celui qui parlait le plus vite. Et le résultat dépassa mes espérances. Tu t’emparas du texte, le malaxas, tu développas le passage sur la circulation autour de l’Arc de triomphe, ajoutant même que tu étais là, à la Libération de Paris. Je n’ai jamais calculé si cela marchait du point de vue âge tellement c’était formidable.

Et puis, il y a tous ces combats que nous avons partagés. Ces combats pour l’intégrité des œuvres, ces combats contre la colorisation. Ces combats pour le patrimoine. Tu y mettais la même passion que dans tes réalisations. Quand on écrivait 50 ans de cinéma américain, avec Jean-Pierre Coursodon, tu m'envoyais des masses de cassettes VHS de films introuvables : tu exigeais que je voie 24 heures chez les Martiens de Kurt Neumann, le seul film de science fiction pacifiste, scénario de Dalton Trumbo, mais dans la version où les scènes sur Mars sont teintées en rouge ! Et Turnabout, de Hal Roach, où un fakir jette un sort sur un couple si bien que le mari devient la femme et vice versa. Comédie transgenre avant le terme n'existe.

Je te remercie pour les films de Stuart Heisler que tu m’as fait découvrir, comme Journey into the light, une de ces œuvres religieuses que tu affectionnes. Bon c’est vrai que j’ai émis des doutes devant ta passion pour les films religieux comme La Tunique, avec des apôtres nimbés de lumière, des voix caverneuses et des musiques célestes. Mais il y a aussi tous ces stupéfiants films "pré-code", tous sidérants d’audace,  de William Wellman, Michael Curtiz, Roy Del Ruth, Alfred E. Green, que j’ai pu visionner grâce à toi,  bien avant qu’ils ne soient redécouverts par les studios.

Je te remercie profondément Marty pour la joie que tu procures en propageant cet amour du cinéma, une cinéphilie joyeuse sans clan ni chapelle, une cinéphilie de partage. Aujourd’hui des cinéastes comme toi et Tarantino, Alexander Payne et Joe Dante font beaucoup pour réhabiliter cette cinéphilie gourmande, vivante, jamais passéiste, qui s’opposait au renoncement, au cynisme désabusé. Tu te battais, nous nous battions pour le cinéma dit "du passé",  qui, pour paraphraser Faulkner, n’est pas mort et n’est même pas encore passé. C’est cette curiosité, cette ferveur, ce désir de partage qui ont donné naissance à la Film foundation, ta création pour protéger, aider, restaurer, faire revivre ces films. Et, jetons-nous quelques fleurs, au Festival Lumière.

Et il y avait aussi l’admiration, l’amour que nous éprouvions tous les deux pour Michael Powell. Il y avait chez Powell une confiance dans les pouvoirs du cinéma, ceux qui restaient à découvrir et dans l’intelligence, l’imagination des spectateurs. Et entendre grâce à toi, sa voix sur les disques laser de Criterion, fut un choc. Je souviens d’un  merveilleux diner qui nous avait réuni après la projection de Autour de Minuit, toi, Michael Powell, Thelma Schoonmaker et… George Romero. Oui le George Romero de La Nuit des morts-vivants, et c’est là que j’avais découvert que la seule autre personne qui, aux Etats-Unis, à part toi, louait les copies 16 mm des films de Powell et notamment Les Contes d’Hoffmann, était George Romero.

Alors, avant qu’on te remette ce prix, méditons ce qu’a dit Saint Augustin, il fallait bien que je ramène dans cette lettre d’affection, d’amitié, une citation religieuse : "Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion."

 

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