Lui qui porte l'habit rouge et jaune des moines bouddhistes nous avait habitués à regarder le monde en couleurs. A travers son objectif, Matthieu Ricard saisissait de livre en livre celles de la vie, de la beauté, de la nature. Avec Visages de paix/Terres de sérénité, que L'Express présente en avant-première, notre moine-photographe a choisi le noir et blanc pour poser un autre regard sur le monde. Non pour renoncer à la vie, mais au contraire célébrer d'une nouvelle manière cette "résilience joyeuse" qu'il a croisée dans tant de regards au cours de ses voyages.

Juillet 2005. A Yuksam, au Sikkim, de grands moulins à prières sont mis en mouvement par les fidèles qui passent en priant pour le bien de tous les êtres. Le moine qui figure sur cette image est Matthieu Ricard, qui l'a composée lui-même (un autre moine a appuyé sur le déclencheur). .
© / Matthieu Ricard
Installé depuis près de cinquante ans dans l'Himalaya, il transmet ces visages sereins et cette beauté naturelle comme autant de messages à nos pays riches. "Je ne prends pas la souffrance en photo car cela me gêne, concède Matthieu Ricard à L'Express. Mais, croyez-moi, la plupart des gens que je croise ici sourient du fond du coeur."

Un moine-médecin tibétain prend le pouls d'une petite fille nomade de la région de Tsatsa, au Tibet oriental, dans une clinique qui fait partie des projets humanitaires de Karuna-Shéchèn. Juillet 2005.
© / PHOTO DE MATTHIEU RICARD, TIRÉE DE VISAGES DE PAIX/TERRES DE SÉRÉNITÉ, ÉD. DE LA MARTINIÈRE
Face à la "banalité du mal" théorisée par Hannah Arendt, ce docteur en génétique cellulaire reconverti dans le bouddhisme veut rappeler la banalité du bien, "occultée par cette violence qu'on surexpose, alors que les 7 milliards d'humains qui peuplent la planète se comportent le plus souvent de manière décente". Matthieu Ricard le prouve en donnant les droits de ce livre, comme ceux de tous ses autres ouvrages, à l'association Karuna-Shéchèn, qui soigne chaque année 120000 malades et accueille 25000 enfants dans ses écoles.
Olivier Le Naire
[Extraits]
La banalité du bien
"En 1966, alors que j'avais 20 ans, deux amis chers, Frédérick Leboyer et Arnaud Desjardins, me montrèrent des portraits de grands maîtres spirituels tibétains qu'ils venaient de rencontrer en Inde sur les versants de l'Himalaya, à Darjeeling, à Kalimpong et au Sikkim. Ces portraits, ainsi que les films rapportés par Arnaud, ont véritablement changé ma vie. C'était un peu comme si on m'avait montré des portraits de Socrate ou de saint François d'Assise. Je ne me lassais pas de les contempler, et c'est leur force d'inspiration qui me décida à entreprendre mon premier voyage en Inde pour aller à leur rencontre.

Rhubarbe sauvage à 4 600 mètres d'altitude. Tibet oriental, juillet 2013.
© / PHOTO DE MATTHIEU RICARD, TIRÉE DE VISAGES DE PAIX/TERRES DE SÉRÉNITÉ, ÉD. DE LA MARTINIÈRE
De fil en aiguille, après avoir fait sept allers et retours entre l'Institut Pasteur et Darjeeling, alors que je faisais ma thèse en génétique cellulaire, en 1972, je décidai de quitter la France pour vivre auprès de celui de ces maîtres qui m'avait le plus profondément inspiré, Kanguiour Rinpotché.
C'est ainsi que des portraits ont été à l'origine de presque un demi-siècle de vie dans l'Himalaya, passé à étudier et à pratiquer auprès de ces maîtres, à m'imprégner de la qualité de leur présence, de leur sagesse et de leur bonté aimante.

Des jeux équestres présentés en l'honneur d'un lama incarné, Dzongsar Jamyang Khyentsé Rinpotché, revenu visiter son monastère de Dzongsar, au Tibet. Août 2004.
© / PHOTO DE MATTHIEU RICARD, TIRÉE DE VISAGES DE PAIX/TERRES DE SÉRÉNITÉ, ÉD. DE LA MARTINIÈRE
Puis ce fut mon tour de faire des portraits d'eux. [...]
Durant toutes ces années, j'ai aussi photographié des gens simples, des moines et des nonnes, de rudes montagnards du Bhoutan ou du Tibet, des femmes du Kham au Tibet oriental, coiffées de turquoises, de coraux et d'ambre, d'enfants étudiant avec joie et enthousiasme dans les écoles que nous avons construites au Népal et au Tibet au travers de Karuna-Shéchèn, l'association humanitaire que j'ai fondée avec quelques amis et bienfaiteurs.

Des jeunes moines du monastère de Shéchèn jouent avec des bulles de savon. Juillet 2007.
© / PHOTO DE MATTHIEU RICARD, TIRÉE DE VISAGES DE PAIX/TERRES DE SÉRÉNITÉ, ÉD. DE LA MARTINIÈRE
Bien des tragédies peuvent être illustrées de manière poignante par la photographie, mais, personnellement, j'ai pris le parti de célébrer la beauté intérieure de la nature humaine afin de redonner confiance et espoir à ceux qui douteraient du potentiel d'altruisme et de compassion de l'humanité. J'ai donc plus souvent photographié les sourires que la tristesse, la bienveillance que la méchanceté, la candeur que l'affectation. Il ne s'agit certes pas de minimiser les drames issus de la violence, de la persécution et de la cruauté, mais de mettre en exergue la banalité du bien, qui est plus souvent présente en nos vies que celle du mal."

Une pyramide de drapeaux à prières. Tibet oriental, 2007.
© / PHOTO DE MATTHIEU RICARD, TIRÉE DE VISAGES DE PAIX/TERRES DE SÉRÉNITÉ, ÉD. DE LA MARTINIÈRE