[Cet article a initialement été publié le 19 octobre 2015. Nous vous proposons de le (re) découvrir puisque la Yézidie Nadia Murad, ex-esclave de l’État islamique, a reçu le prix Nobel de la paix ce 5 octobre 2018.]

Dohuk, Irak — Je leur ai apporté un dictionnaire allemand et quelques bonbons. Mais qu’est-on est censée apporter lors d’une rencontre avec trois femmes yézidies qui ont été enlevées et vendues comme esclaves par l’État islamique [EI, Daech en arabe] ?

Lorsque nous nous sommes rencontrées, la première chose qui m’a frappée a été leur apparente normalité. Elles se racontaient des potins sur leurs amis qui vivent à présent dans différents camps de réfugiés à Dohuk, dans le nord de l’Irak. Elles ont ri en voyant les mots dans le dictionnaire – les mots d’une langue qu’elles devront apprendre lorsqu’elles emménageront dans leurs nouvelles maisons en Allemagne.

Ce n’est qu’après avoir enveloppé leur tête dans leur châle et commencé à parler de leur vie sous le contrôle de Daech que le ton a changé. Elles parlaient à voix basse et ont choisi des noms fictifs pour masquer leur identité : Noor, Busra et Murina.

 Bharati Naik/CNN
Bharati Naik/CNN

Noor m’a raconté qu’elle avait été violée par 11 hommes. Busra m’a dit qu’elle avait assisté à l’avortement de l’une de ses amies, enceinte de trois mois. Murina, la plus jeune, parlait peu, mais j’ai remarqué un tatouage sur son bras. Le nom de son père, m’a-t-elle confié, gravé sur sa peau à l’aide d’une aiguille à coudre et d’un stylo-bille pendant qu’elle attendait de connaître son sort sur un marché d’esclaves de l’EI.

Aucune d’entre elle n’a pleuré. En fait, elles n’ont exprimé que rarement leurs émotions, évoquant simplement la peur et la fatigue qu’elles ressentaient.

“Quand allez-vous me secourir ?”

Ceux qui ont pleuré sont ceux qui écoutaient leurs récits, comme Ameena Hasan, une ancienne parlementaire irakienne. C’est elle qui nous a présenté ces trois personnes, qui font partie de la centaine de femmes qu’elle et son époux ont sauvées des griffes de l’EI et placées en sécurité à l’aide d’un réseau clandestin.

Chez elle, nous étions en train de discuter en buvant du thé lorsqu’elle a reçu un appel d’une femme yézidie captive et qui avait réussi à voler un téléphone. “Quand allez-vous me secourir ?” a-t-elle demandé. Ameena était patiente et lui parlait de façon rassurante. “Bientôt”, lui a-t-elle promis.

Ameena Hasan essaie d’en sauver autant qu’elle peut, mais, pour beaucoup d’entre elles, l’attente est trop longue. Plusieurs se sont suicidées en captivité, et Ameena est consciente qu’il y en a beaucoup d’autres dans ce cas.

“Je ne suis qu’une personne”, nous a-t-elle dit en retenant ses larmes. “Je ne suis pas un gouvernement ou une organisation, je ne suis qu’une personne.”
Et j’ai pleuré aussi.

La Sun Brigade, une unité militaire de femmes yézidies

Ces récits sont extrêmement difficiles à entendre, mais il existe aussi des histoires pleines de détermination et d’espoir. Les femmes de la Sun Brigade, par exemple – une unité kurde de forces spéciales composée uniquement de femmes yézidies – ne se sont pas encore battues au front, mais le simple fait de porter l’uniforme kurde semble les investir d’une mission.

Il y avait aussi le sanctuaire de Lalesh, un temple dédié à la religion des Yézidis, taillé dans la pierre du désert. On y entendait partout le ruissellement de la source sacrée.

Mais mon exemple préféré reste le projet de photographie de l’Unicef consacré aux jeunes femmes yézidies. À l’aide de leur appareil photo, ils ont capturé de merveilleuses images : une femme yézidie portant fièrement une robe traditionnelle. Le bleu intense des yeux d’un enfant réfugié. Le visage ridé d’une arrière-grand-mère majestueuse qui vit désormais dans une tente dans un camp de réfugiés.

Avant de partir, j’ai fait un dernier arrêt à la tente de Busra. Parce que je voulais la remercier d’avoir accepté de nous parler, mais aussi parce que je me suis rappelé que Busra ne partirait pas pour l’Allemagne. Elle voulait rester avec sa mère, qui n’arrivait pas à accepter la disparition de plusieurs membres de leur famille, présumés morts.

Quand je suis entrée dans sa tente, la mère était assise sur une pile de petits matelas, comme sur un trône, et m’a gentiment offert du thé. Je l’ai remerciée de nous avoir prêté sa fille quelques heures. Elle a pris mes mains dans les siennes et a souri. “Je vous en prie, racontez notre histoire”, m’a-t-elle demandé. Et c’est ce que j’ai fait.

Atika Shubert