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Canada : le niqab, anathème de campagne

Les conservateurs au pouvoir ont placé la question du port du voile intégral lors des cérémonies de citoyenneté au cœur des débats en vue des législatives qui se déroulent lundi.
Zunera Ishaq a pu assister à sa cérémonie de citoyenneté canadienne en niqab, le 8 octobre à Toronto. (Photo Carlos Osorio. Toronto Star. Getty Images)
par Anabelle Nicoud, Correspondante à Montréal
publié le 16 octobre 2015 à 18h26

Faut-il interdire le niqab lors des cérémonies d’attribution de la citoyenneté canadienne ? Arrivée par surprise, cette question s’est imposée comme l’un des enjeux majeurs des dernières semaines de campagne avant les élections législatives de lundi. L’affaire remonte à 2013, quand Zunera Ishaq, une Pakistanaise arrivée cinq ans plus tôt dans le pays, est convoquée à sa cérémonie de citoyenneté. Elle accepte de montrer son visage pour être identifiée, mais refuse d’ôter son niqab lors de la cérémonie, comme l’exige une directive ministérielle. Saisie du désaccord entre la jeune femme et le ministère de l’Immigration, la justice déboute en appel mi-septembre le gouvernement conservateur pour des raisons principalement techniques. Qu’à cela ne tienne : l’interdiction dans les cérémonies de citoyenneté du niqab (signe religieux désapprouvé par une majorité de Canadiens) est devenue l’une des promesses les plus porteuses de la campagne.

«Je me demande encore comment cette question a pu prendre autant de place dans une campagne électorale», s'est étonnée au micro de la radio publique canadienne la principale intéressée, qui porte le niqab contre l'avis de sa famille depuis ses 15 ans. Trois semaines de débats et de promesses électorales n'auront pas empêché Zunera Ishaq, mère de quatre enfants diplômée de l'université, d'obtenir finalement sa citoyenneté canadienne lors d'une cérémonie le 8 octobre à laquelle elle a assisté intégralement voilée.

Consensus

«Arme de distraction massive» pour Thomas Mulcair, leader du Nouveau Parti démocratique (NPD, centre gauche), tactique «indigne» pour Justin Trudeau, le chef du Parti libéral, la polémique autour de l'interdiction du niqab est tombée à point nommé pour le Premier ministre conservateur, Stephen Harper. Son parti avait entamé sa campagne lesté de quelques dossiers embarrassants, dans un contexte économique morose. Mais sa position sur le port du voile intégral a changé la donne.

Quant au NPD (parti favori au Québec, où l'interdiction du niqab dans la fonction publique fait consensus), il traverse un moment difficile depuis l'irruption du sujet dans le débat électoral. «N'importe quelle personne sensée voit bien que c'est un jeu qui se fait sur le dos des minorités. Mais il y a une tranche de la population qui est raciste et qui peut s'exprimer pour une fois, parce qu'un parti en fait un enjeu», constate un journaliste politique.

Au Canada, pays multiculturaliste par excellence, les signes religieux sont courants dans la vie publique. Dès les années 90, la police montée a autorisé les sikhs à porter le turban plutôt que son emblématique chapeau Stetson. Et aujourd’hui, voir des employées des douanes porter le voile n’a rien d’exceptionnel.

Pour autant, le niqab reste rare. Dans la fonction publique, où les musulmanes ne sont pas nombreuses, on ne recense aucun cas de femme portant le voile intégral, qui n'est pas plus fréquent dans les cérémonies de citoyenneté : depuis 2011, seulement deux ont refusé d'ôter leur niqab, d'après le ministère de l'Immigration. «C'est dérangeant de voir le gouvernement mettre toute son attention sur un seul groupe, auquel malheureusement j'appartiens : les femmes musulmanes», regrette Sheema Khan. Juriste spécialisée en droit de la propriété intellectuelle, diplômée de Harvard, elle porte le foulard. «Avec ce genre de polémique, on se sent vraiment comme des citoyens de seconde zone», se désole-t-elle.

Au pouvoir sans discontinuer depuis 2006, le Parti conservateur a réussi à s’imposer durablement dans le paysage politique, en courtisant notamment les minorités ethniques et religieuses. Ce calcul, unique en Occident, s’est révélé brillant au Canada, où un cinquième de la population est né à l’étranger. Les conservateurs n’ont toutefois pas mené de politiques particulièrement favorables à l’immigration. Les Canadiens ayant une double nationalité peuvent désormais perdre leur citoyenneté s’ils sont reconnus coupables d’espionnage ou de terrorisme.

«Amalgame»

Les droits des demandeurs d'asile ont aussi été profondément modifiés. Soupçonné de défavoriser les réfugiés musulmans et d'intervenir dans le processus d'octroi de l'asile, le Premier ministre a été rattrapé par la crise des réfugiés syriens. «Les conservateurs ont régulièrement instrumentalisé cette crise en faisant l'amalgame entre les réfugiés, la situation dans le monde musulman et la sécurité», estime David Meren, professeur d'histoire canadienne à l'Université de Montréal.

La création d'une ligne téléphonique réservée à la dénonciation de «pratiques culturelles barbares» - une autre promesse électorale conservatrice - soulève elle aussi l'indignation. «On dit aux gens qu'ils ont raison d'épier leurs voisins de couleur et que c'est normal de juger quelqu'un sur son origine. Tout ce que cela amène au débat national, c'est le racisme et la discrimination», se désole Melanie Adrian, professeure de l'université Carleton, à Ottawa (la capitale), spécialisée dans les droits des minorités.

Ces promesses ont permis aux conservateurs de récolter quelques points de plus dans les sondages. Mais suffiront-elles à les ramener à Ottawa pour un quatrième mandat ? Les pronostics sont pour le moins divisés. Le Parti conservateur joue du coude-à-coude dans les sondages avec les deux formations de centre gauche : le NPD, qui a incarné l’opposition officielle au cours des quatre dernières années, et le Parti libéral, longtemps perçu comme le parti de gouvernement «naturel» du Canada.

«Transformation»

Avec un scrutin uninominal majoritaire à un tour, les Canadiens sont souvent les premiers surpris par le résultat des élections. C'était le cas en 2011, où un régiment exceptionnel de députés néodémocrates avait été envoyé au Parlement, à Ottawa. Aussi, les conservateurs pourraient à nouveau former un gouvernement, même s'ils n'obtiennent qu'un tiers des votes. «La question est de savoir si les conservateurs pourront former un gouvernement majoritaire. Ce serait possible avec 35 % des voix. Si oui, cela signifierait une transformation profonde de la culture canadienne», estime Frédéric Mérand, directeur du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal et politologue. De son côté, Zunera Ishaq espérait devenir canadienne afin de pouvoir voter lundi. C'est chose faite. Sa citoyenneté en poche, elle pourra se rendre pour la première fois aux urnes. Et voter, si elle le désire, avec son niqab : les autorités autorisent le vote à visage couvert.

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