
LITTÉRATURE - "Auteur Gallimard cherche journaliste curieux". C'est avec une petite annonce publiée dans Libérationque nous avons découvert Fabrice Guénier. Et nous ne sommes pas les seuls...
En payant pour avoir deux phrases et une photo de son roman, Ann, dans le quotidien, Fabrice Guénier, en lice pour le prix Renaudot, a enclenché la machine médiatique.

Et cet engouement qu'il nous raconte aujourd'hui dans un long billet, Fabrice Guénier l'attendait. Pas pour "le buzz" mais pour Ann, l'héroïne de son récit. La femme qu'il a rencontrée en décembre 2010 dans un bar de Pattaya en Thaïlande. "Une fille qui savait tout danser", écrit-il. Un fille de bar dont il est tombé amoureux, dont il a raconté la vie mais aussi la mort brutale à l'âge de 23 ans.
Après Les Saintes (2013) déjà situé dans le milieu du tourisme sexuel en Thaïlande, Fabrice Guénier raconte son histoire d'amour sur place. Ann parle donc de relations tarifées, d'amour mais aussi de la souffrance et la disparition de l'être aimé.
Après 290 pages aussi poétiques que déchirantes, on a pris notre téléphone et appelé, un peu gênés, celui que personne ne voulait interviewer avant qu'il ait l'idée de publier une petite annonce dans le journal.
Le HuffPost: Comment vous est venu l’idée de cette petite annonce?
Fabrice Guénier: J’ai un passé dans la communication. J’ai été directeur artistique. Le coup de la petite annonce, c’est un marronnier dans la publicité: quand on ne sait pas quoi faire on se dit: “Tiens, et si on faisait une petite annonce”. “Filles délicate cherche soutien-gorge sensible” ou “Voiture économique cherche propriétaire radin”. C’est même un peu bateau, banal et pas terrible.
C’est peut-être bateau mais ça a marché, non?
Oui. En général, c’est une fausse petite annonce payée par la pub, on achète une pleine page pour y mettre une annonce seule au milieu, et ça se voit tout de suite. Là, ce qui marchait, c’est le grand écart entre Gallimard et "je passe une petite annonce dans Libé". Ça fait un choc.
Un choc et des ventes. Votre livre est en réédition a-t-on appris?
Suite à ce qu’il s’est passé ces derniers jours, l’éditeur a réagi. Samedi, ils m’ont appelé pour me dire qu’ils tiraient 2000 nouveaux exemplaires.
À chaque fois qu’on vous a posé la question “Pourquoi à votre avis, n’a-t-on pas parlé de votre livre avant la petite annonce?”, vous avez répondu aux journalistes de se poser eux-même la question.
Exact.
On vous soumet donc notre hypothèse: Ne pensez-vous pas que c’est le sujet, la dureté du sujet de votre livre, qui a fait peur à la presse tout simplement?
C’est possible. La maladie, l’hôpital?
La maladie, l’hôpital et Pattaya...
Si on veut parler de Pattaya, c’est ce que j’ai fait dans Les Saintes. Bien sûr, au départ, il y a un client et une prostituée ou une fille de bar. Et ensuite ça peut se transformer en autre chose, comme on peut transformer le plomb en or ou partir du faux pour faire du vrai, etc. C’était le but. J’ai été un peu étonné qu’on me renvoie au contexte du tourisme sexuel. Il me semble qu’ici justement, c’est la démonstration d’autre chose.
Vous écrivez en effet sur les bordels de Pattaya, les farang (étrangers) qui les fréquentent, la vie (pas du tout rose) d’Ann… avec un style très poétique. Est-ce que c’est votre façon de nous faire voir tout ça avec les yeux de l’amour?
Non, c’est comme ça que je le vois. Effectivement, ce n’est pas le cas de tout le monde. Et d’ailleurs les images qui sont passées dans "C à vous" et que l’on peut voir sur mon compte Facebook, ce sont des images de là-bas. Une image ça n’est jamais toute la vérité, mais on voit des sourires, des choses plutôt sympathiques.
Après oui, le sexe, l’argent, c’est compliqué. Mais beaucoup de journalistes en parlent sans y avoir été. La prostitution, ça n’est pas pareil partout. Il y a des endroits plus violents que d’autres...
Moi c’est comme ça que je le vois, c’est comme ça que je le vis. Ce n'est pas pour faire passer la pilule. D’ailleurs mon premier roman, Les Saintes, quand je l’ai proposé à Gallimard c’était avec le titre Touriste Sexuel. Je voulais que ça soit frontal. Pas me cacher derrière mon petit doigt. Et à l’intérieur, on avait un récit poétique. L’éditeur a refusé en disant “pas de ça chez Gallimard” et que l’intérieur du roman ne correspondait pas au titre.
Si vous vous battez pour qu’on parle du roman, c’est pour elle ou pour le Renaudot?
Mon premier livre raconte 15 ans de ce que je connais. J’avais envie et le temps de rendre un hommage à toutes ces filles. Un hommage aux femmes. Mais je ne me sens pas forcément écrivain. Je ne vais pas me mettre à ma table pour raconter une histoire, ce que font très bien d’autres.
Et puis il s’est passé ça. Et là je me suis dit qu’il fallait que j’écrive. Elle m’avait raconté beaucoup de choses. Je notais beaucoup ce qu’elle disait. La regarder c’était vraiment… extraordinaire. Je voulais qu’elle existe. Mettre le nom d’une fille de bar sur une couverture de Gallimard. En grand.
Elle existe d’une certaine manière, elle a traversé la mer, l’océan et tout ça, ça aide, à accepter… Et elle le méritait vraiment.
Votre livre ça n’est pas seulement une histoire de tourisme sexuel et une histoire d’amour, c’est aussi plus de 200 pages sur la maladie, la souffrance et la mort. Et là, vous ne nous épargnez rien. C’est ça d’ailleurs qui marque et qui émeut le plus dans Ann...
Ça me touche de vous entendre dire ça. Voici une phrase que j’ai retiré du livre: “Quand je rentrerai, je n’aurais qu’un désir c’est de raconter ta vie et le but ça sera de faire pleurer à chaque page.”
Quand on parle de toutes ces filles, il y a toujours une forme de mépris. On va dire “les petites putes de Thaïlande”, ça n’est pas sympathique du tout, c’est même plus vulgaire que les gens qui y vont cette façon de les considérer.
C’est pour ça précisément que j’ai appelé mon premier livre "Les Saintes". En Thaïlande, il y a une forme de générosité extraordinaire. Ces femmes prennent en charge tous les mecs cassés qui débarquent de partout après des divorces, des histoires… Elles se coltinent tout ça, elles ont 20 ans, elles arrivent de la campagne. Et c’est très beau d’une certaine façon.
C'est ça pour vous, la prostitution en Thaïlande?
C’est un espèce de chaudron, où se rencontrent leur misère économique - on ne meurt pas de faim en Thaïlande, elles peuvent être caissières si elle le veulent mais c’est plus facile, c’est gai, elles ont un autre rapport à la sexualité. Et de l’autre côté, il y a la misère morale des occidentaux qui n’est pas inférieure. Si les mecs font 10.000 km, viennent dans un pays dont ils ne parlent pas la langue… Bref, tous ces gens-là s’arrangent ensemble et on n’a pas à s’en mêler.
On parle à nouveau de la prostitution, mais le rapport à la mort? Vous ne pensez pas que c’est ça qui a repoussé plus d’un journaliste qui s’est demandé, gêné, ce qu’il pouvait bien vous demander après avoir lu le récit de votre deuil?
Je comprends. Mais face à ça, elles, elles ont un courage. Elles croient à la réincarnation…
Vous aussi vous vous êtes mis à y croire…
Au bout d’un moment, oui. D’abord parce que ça console, au bout de quatre jours on n’est pas dans le même état qu’au début. Puis quand on voit comment ça se passe et les cérémonies qui sont extraordinaires. Si ça n’avait pas été dans ses conditions j’aurais trouvé ça magnifique.
Et pour revenir à votre question, oui mon sujet peut glacer, mais c’est dommage. C’est un livre. On peut parler de sujets difficiles.
Mais on sait dès les premières pages que la mention “roman” sur la couverture aurait dû être “autobiographie” ou “récit”, vous ne trouvez pas?
Tant mieux. J’aurais préféré ne rien mettre car évidemment que c’est à la première personne, on sent dès les premiers détails que ça n’a pas pu être inventé.
On vous rassure, on ne se pose pas la question très longtemps...
Et même sur le premier, plus casse-gueule, j’aurais bien aimé aller au débat, en personne. Expliquer moi-même qu’évidemment ça n’est pas une situation idéale, qu’on aurait tous préféré Roméo et Juliette à Paris. Mais ça n’est pas la vie. Il y a des gens qui au lieu de se foutre par la fenêtre partent là-bas, et revivent et font vivre le pays. On peut dire, sans provocation, que c’est un peu des ONG à eux seuls. S’il n’y avait pas tous ces gens-là, il y aurait davantage de misère. Surtout à Pattaya, où toute la ville tourne autour de ça.
C’est Disneyland. J’exagère mais il y a une forme de gaité. Aussi car ça n’est pas du tout le même rapport à la sexualité que nous. Nous sommes une civilisation qui a un Christ décharné sur une croix. Eux ils ont un Bouddha souriant et tranquille. C’est difficile à comprendre quand on est dans l’ethnocentrisme.