Chaque jour, l’inacceptable ; chaque jour des corps sans vie retrouvés ligotés dans les rues de Bujumbura ; chaque jour la vie saccagée, désacralisée, profanée ; le pire permis, légitimé, montré, exhibé. Banalisation de l’horreur. La néantisation et la déshumanisation de la figure de l’ennemi comme programme et ressort vital du régime de Pierre Nkurunziza. Destruction froide, pensée, méthodique.

Et nul besoin ici de proclamer le projet urbi et orbi : puisque naturellement toute personne porteuse d’altérité est par essence – dans l’entendement du pouvoir – ennemi de la nation. Ennemis de la nation : les opposants, ennemis les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme, les Rwandais, les occidentaux, les Tutsi. Ennemis les uns pour ceux qu’ils pensent ; ennemis les autres pour ce qu’ils sont, car l’essence de l’homme procéderait – voyez-vous – de sa naissance, de sa chair, de son ethnie, de son sang ! Oui, l’effroyable mythe du sang et tous ses monstrueux présupposés idéologiques !

Et évidement, forcément, au bout d’une telle vision du monde, la revivification de la sauvagerie humaine : le meurtre. Le meurtre non pas comme déraison d’un système atteint d’une fièvre passagère mais le meurtre comme stratégie de gouvernement et mystique d’orientation politique froidement assumées. Chasse à l’homme. Meurtres à la chaîne. Politique étatique d’élimination.

Les nouvelles du Burundi nous disent des choses effroyables: 26 avril, assassinat de Jean-Népomucène Komezamahoro, adolescent âgé de 15 ans. Ce jour-là, tout Bujumbura est dans la rue pour protester contre la volonté du Président Nkurunziza de se représenter pour un troisième mandat, en violation de la Constitution limitant le nombre des mandats présidentiels à deux, de cinq ans chacun. Népomucène, sorti manifester comme tout le monde, se retrouve au détour d’une charge policière, nez-à-nez avec les forces de l’ordre ; il se met à genoux et lève les bras. Abattu. Il est abattu à bout portant. Top départ de la chasse à l’homme. Campagne d’assassinats : assassinats d’opposants politiques, assassinats de journalistes, de défenseurs des droits de l’homme, de femmes, de vieillards, d’enfants… Familles entières ciblées et décimées. Depuis le 26 avril, plus de 300 morts imputables aux forces de sécurité et milices Imbonerakure.

Et toujours la même chaîne de commandement et d’exécution : en haut de la pyramide, des hommes qui pensent, planifient, parlent, commandent et donnent des instructions : « Safisha » (nettoyez),« Kura » (effacez) ! Et en bas de l’échelle ceux qui tuent de leurs propres mains : les forces de sécurité secondées par les milices Imbonerakure. Des hommes qui tuent d’autres hommes sans aucun état d’âme. Puisque le meurtre n’est plus un interdit absolu à respecter mais une routine, une banalité, une coutume, une pratique autorisée ; puisque tuer c’est « safisha », nettoyer, purifier,  se purifier :« tuzokaraba », « nous nous laverons les mains » ; dixit Nkurunziza. Et malheur aux victimes ciblées. Terreur.

Terreur sans limites. Il s’agit non seulement de tuer mais également de dégrader, de détruire l’humanité des victimes. Tortures. Témoignage d’un ancien détenu recueilli par Amnesty International : « Ils ont commencé à me frapper à coups de barre de fer. Ensuite, ils m’ont dit de me déshabiller. Ils ont pris un jerricane de cinq litres rempli de sable et l’ont attaché à mes testicules. Ils l’ont laissé pendant plus d’une heure ; j’ai perdu connaissance. Lorsque j’ai repris mes esprits, ils m’ont fait asseoir dans une flaque d’acide de batterie. Ils ont versé un bidon d’environ un litre d’acide sur le sol et m’ont fait asseoir dedans ; la brûlure était atroce». La jouissance de faire du mal, le plaisir d’humilier, de détruire, d’émasculer. La torture, cette cruauté, cet interdit absolu universel, divinisée, instituée en norme et religion d’Etat … Et entre deux mutilations physiques, le même refrain des bourreaux d’une victime à l’autre : « Vous les opposants ! Vous les  traîtres ! »« Vous les Tutsi ! Vous les mujeri (chiens errants) ! »  Promotion de l’intégrisme ethnique. Harangues haineuses et rassemblement autour du sang.

Les nouvelles du Burundi nous disent des choses qui rappellent de très  mauvais souvenirs : samedi 3 octobre, charge violente sur la Radiotélévision nationale de Gélase Ndabirabe, porte-parole du parti au pouvoir ; diatribe violente, vindicative, digne des messages incendiaires appelant au meurtre entendus autrefois sur la tristement célèbre Radiotélévision des Milles collines au Rwanda. Discours transpirant le ressentiment et l’appel à vengeance, discours pervers, pernicieux. Et voilà les hommes au pouvoir – les bourreaux –, transformés en pauvres martyrs persécutés parce que… Hutu. Les coupables ? Les accusés ? Les Tutsi et les étrangers ! Le monde polarisé, compartimenté en deux, d’un côté, « Nous » – Hutu, peuple légitime car majoritaire, peuple démocratique car seule la force du nombre fait la démocratie, peuple qui doit se serrer les coudes, et de l’autre côté, « eux », ces minoritaires, aux origines et ambitions douteuses et leurs amis et complices, étrangers. Raisonnement paranoïaque, monstrueux ; manipulation perverse de la mémoire ; instrumentalisation des souffrances passées ; propagation sans scrupule de fausses vérités historiques ; discours de la haine décomplexé qui prend désormais ses aises et s’installe officiellement dans l’espace public passant de l’ordre de l’implicite à l’explicite. Légitimation politique, sémantique, publique de ce qui n’était jusqu’alors que paroles murmurées, chuchotées entre soi… Le but manifeste : envahir l’intériorité de chaque Hutu, l’assujettir à la haine, exalter la rage collective contre l’infâme ennemi déjà désigné, manipuler et mobiliser les Hutu en un corps commun de défense autour d’un régime de plus en plus fissuré et, couvrir, du même coup, la volonté d’un homme – Nkurunziza et de son entourage – de se maintenir au pouvoir à tout prix.

Les nouvelles quotidiennes qui nous viennent du Burundi nous parlent d’actes effroyables, nous disent des choses abominables et nous reposent les mêmes sempiternelles questions sur le Mal : comment un homme peut-il vouloir et œuvrer avec autant d’acharnement au malheur et à la destruction d’autres hommes ? Comment un homme peut-il être possédé à ce point par le désir d’infliger la souffrance à ses concitoyens ? Y aurait-il finalement, tout compte fait, des individus conquis, possédés par la fascination du mal ? Des hommes esclaves du désir de sauvagerie, de mauvaiseté, des hommes en besoin irrépressible, existentiel de haïr ? Des hommes dominés par la passion de la détestation de l’altérité ? Oui, comment expliquer la cruauté d’un Nkurunziza et de ses comparses ? Volonté d’hommes infirmes de transmuer leur impuissance en puissance ? Incurable idéologie de la haine ? Insondable mystère de la barbarie humaine ? Mystère… Mystère… Seule certitude : tous les tyrans, emmurés dans leur perversité, se pensent toujours au-dessus des lois; la loi commune ne les engage pas. Seul compte à leurs yeux, leur seule jouissance. Jouir de la souffrance des autres, voilà leur accomplissement.

Les nouvelles du Burundi  sont terrifiantes, connues de tous : tortures, meurtres, liquidations quotidiennes des victimes organisées, encadrées par les services de l’Etat, liquidations mises en scène et universellement exposées et… Et l’Afrique qui voit et se débine ; et le monde qui regarde, observe, tergiverse : atermoiements, condamnations et bla-bla-bla diplomatiques habituels : « Nous appelons toutes les parties à reprendre le chemin du dialogue ! »  Le meurtre est à l’œuvre à Bujumbura et on bégaie, on hésite, on s’interroge, on attend. Et quoi donc ? Le déchaînement de la fureur purificatrice ? L’apocalypse finale ?

Il n’y aura – peut-être pas – venues de Bujumbura de surgissement de grosses tâches rouges sur les 20heures de nos petits écrans ; Nkurunziza, l’homme au ventre lourd d’innombrables destins avalés, ayant inventé le crime qui ne fait pas l’ouverture des journaux télévisés : le crime contre l’humanité à petites doses quotidiennes. C’est donc, goutte à goutte, les uns après les autres, que les Burundais mourront et continueront de mourir. Oui, si rien n’est entrepris pour empêcher le pouvoir de Bujumbura d’aller jusqu’au bout de son projet de nettoyage, Nkurunziza continuera, le geste froid et appliqué, de mutiler et de tuer.

Les nouvelles qui nous parviennent du Burundi nous interpellent, nous secouent, nous interrogent : que faire ? Lorsque la barbarie s’étend, enfle ainsi tel un monstre sorti des bas-fonds d’un autre âge, ne pas réagir, ne pas bouger, relèverait tout simplement de la lâcheté la plus abjecte. L’histoire nous apprend que le processus qui conduit au génocide est toujours conditionné non seulement au silence et à l’immobilisme des témoins locaux mais également à la passivité des autres Etats. Et j’entends déjà ici l’objection : et la souveraineté nationale, qu’est-ce que vous en faites ! Classique repartie de tous les dictateurs pris en flagrant délit de massacre de leurs concitoyens. Inaliénable droit à l’impunité nationale-souveraine, en somme ! Et les Etats auraient ainsi le droit souverain, absolu, royal, césarien de tyranniser, de torturer, de massacrer leurs citoyens en-deçà de leurs frontières nationales… Et nous serions, nous autres bonnes âmes, condamnées à la simple déploration du triomphe de la barbarie, et au seul constat quotidien de la souffrance infligée à ses pauvres et malheureux peuples lointains par leurs dictateurs ?

Allons ! Soyons cohérents avec nos propres valeurs : dès lors qu’un Etat a failli à son devoir de protection ; dès lors qu’un pouvoir détruit, démolit, tue ses propres citoyens ; dès lors que l’interdit de meurtre a été levé, dès lors qu’un Etat n’est plus le garant de l’interdit du meurtre mais est – au contraire – porteur, vecteur, animateur d’une politique d’élimination, la responsabilité internationale de protéger doit prévaloir ; l’ingérence dans ces conditions s’impose de fait comme un impératif moral ; porter secours aux victimes devient – dans ces circonstances-là – un devoir de conscience, un devoir d’humanité. Les nouvelles du Burundi nous appellent à passer en toute urgence à l’action, à prendre les dispositions qui s’imposent, à intervenir : car bien au-delà de la défense des valeurs et libertés universelles, c’est l’idée même d’humanité dont tout homme est dépositaire qui est en jeu au Burundi.

4 Commentaires

  1. Il veut gouverner comme Hitler et Staline et si on n’utilise le langage adapté, il risque d’y parvenir!

  2. Merci de nous transmettre les nouvelles du Burundi. Même si elles sont effroyables, il est nécessaire de les entendre.