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ReportageNature

Voyage dans la dernière forêt naturelle d’Europe, refuge des bisons et des lynx

À cheval sur la Pologne et la Biélorussie, la forêt primaire de Białowieża est un sanctuaire pour de nombreuses espèces vivantes, dont le fameux bison d’Europe. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco, le site doit choisir entre exploitation forestière et protection de la nature.

-  Bialowieza (Pologne), reportage

« Dans cette forêt, beaucoup de questions n’ont pas de réponse », plaisante Arek Szymura. Voilà plus de vingt ans que cet ancien professeur de musique guide les visiteurs sur les sentiers de la forêt ancienne de Białowieża. Nous sommes dans l’est de la Pologne, sur la plaine de Podlaskie, au cœur du dernier vestige de l’antique massif forestier qui couvrait l’Europe il y a plusieurs milliers d’années. De part et d’autre de la frontière avec la Biélorussie, la forêt de Białowieża, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, s’étend sur près de 150.000 hectares. Côté polonais, quelque 10.000 hectares composent le parc national de Białowieża – prononcer « Biaouovièja ». Le cœur de la forêt, située entre le village du même nom et les rivières Hwoźna et Narewka, fait l’objet d’une protection plus stricte : les visiteurs ne sont pas autorisés à y entrer sans un guide assermenté.

La forêt de Białowieża depuis la tour d’observation du musée du parc. ©Henri Le Roux/LeskaPresse/Reporterre

Bien qu’elle en possède la plupart des caractères, Białowieża n’est pas ce qu’il conviendrait d’appeler, à strictement parler, une forêt primaire, puisqu’elle a subi l’influence des activités humaines, notamment agricoles, pendant près de quatre millénaires. Mais sa partie la plus ancienne a été si bien préservée qu’elle constitue aujourd’hui un écosystème complexe unique en son genre. « La forêt est présente dans le paysage depuis environ 8.000 à 10.000 ans, explique le directeur du parc, Mirosław Stepaniuk. C’est la dernière forêt naturelle d’Europe, l’une des plus anciennes de cette zone climatique », ajoute ce géographe à la moustache impeccable. Une centaine d’employés est chargée de la surveillance du site et de l’accueil des 120.000 touristes annuels. Régulièrement visité par des chercheurs étrangers, le parc héberge chaque année une dizaine de projets scientifiques. Certains d’entre eux durent depuis plus de vingt ans.

« L’art de la nature est partout »

En ce mois d’octobre, les chemins qui traversent la forêt sont tapissés d’aiguilles d’épicéa. Leur cime culmine parfois à cinquante mètres. Une famille de sangliers sort tranquillement déjeuner. Les feuilles dorées des charmes tourbillonnent jusqu’au sol, jonché d’arbres morts. « L’art de la nature est partout », s’exclame Arek en enjambant le tronc d’un orme recouvert de mousses et de lichens. La première richesse de Białowieża est précisément la présence de ces nombreux arbres en décomposition. Laissés au sol, ils constituent une aubaine pour une foule de plantes, d’insectes et d’animaux. Certains, toujours dressés sur leurs profondes racines, servent d’abri aux pics à dos blanc ou aux chouettes hulottes tandis que les plus fragiles, terrassés par le vent ou les maladies, sont lentement décomposés par les larves de scarabées et les champignons rares. Dans cet environnement régi par la compétition pour la lumière, aucun représentant des vingt-et-une espèces de feuillus et de conifères composant cette forêt mixte ne dépasserait six cents ans. Plus discrète, la population animale est aussi d’une diversité étonnante. De grands mammifères, élans, cerfs, loups et lynx, y côtoient les rongeurs, reptiles et amphibiens. « Bialoviège » accueille également 180 espèces d’oiseaux comme l’aigle pomarin, et près de 12.000 espèces d’invertébrés.

La forêt de Białowieża, près du village de Narewka. ©Henri Le Roux/LeskaPresse/Reporterre

En 1981, le gouvernement soviétique a décidé de clôturer la frontière entre la Pologne et l’actuelle Biélorussie – à l’époque en URSS –, en réaction à la montée du mouvement Solidarnosc. Dans son dernier rapport sur l’état de conservation du parc, datant de 2009, le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco considère cette clôture comme l’un des « facteurs affectant le bien » car elle empêche « les mouvements transfrontières des animaux sauvages, en particulier des grands ongulés ». La principale victime de cette ligne de démarcation est le bison d’Europe, emblème de Białowieża. Incapables de franchir les épais grillages, environ cinq cents bisons vivent dans la forêt polonaise et autant dans le parc biélorusse. Si une partie de la communauté scientifique souhaiterait réunir les deux groupes, le rattachement de la Pologne à l’Union européenne en 2004, puis à l’espace Schengen en 2007, a accru les tensions politiques avec la Biélorussie, éloignant les possibilités de supprimer la frontière.

La forêt de Białowieża est réputée pour la très grande diversité des espèces de champignons. Ici, sur un tronc renversé dans la zone strictement protégée du parc. ©Henri Le Roux/LeskaPresse/Reporterre

Côté polonais, on avance désormais que la frontière est davantage un mur scientifique que politique. Rafał Kowalczyk, directeur de l’Institut de recherche sur les mammifères, situé à Białowieża, affirme que sa suppression pourrait menacer le génome unique du bison des plaines (Bison bonasus bonasus) : « Les Biélorusses n’ont pas été très prudents, certains de leurs bisons des plaines présentent des traces d’hybridation avec le bison du Caucase (Bison bonasus caucasicus). (…) Si nous voulons préserver bison des plaines à l’état pur, nous pensons qu’il faudrait peut-être garder la clôture. » Prises des chasses royales depuis le XVe siècle, ces herbivores imposants ont survécu jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, avant d’être réintroduits à l’état sauvage en 1952 grâce au travail acharné de biologistes et de conservateurs.

Haches et tronçonneuses

L’un d’entre eux se promène sur une vaste prairie au sud du parc. Non loin, on entend des cris, des bruits de haches et de tronçonneuses. Ce sont des employés de la compagnie forestière d’État, chargée par le ministère de l’Environnement de la gestion des forêts publiques. « C’est un lobby extrêmement puissant très connecté aux dirigeants politiques : les énormes bénéfices de l’exploitation du bois ne reviennent quasiment pas au budget de l’État », s’indigne Adam Wajrak, journaliste au quotidien Gazeta Wyborcza installé près de Białowieża.

Cent ans après l’exploitation forestière intensive organisée sous l’occupation allemande, et même si les mentalités semblent évoluer peu à peu, les villageois continuent à considérer la forêt comme un réservoir de bois. « Les Allemands ont détruit non seulement la forêt mais aussi le lien des habitants avec la nature », explique Adam Wajrak.

Des lignes de chemin de fer du début du XXe siècle subsistent encore à de nombreux endroits du parc. Elle furent construites par les Allemands afin d’acheminer le bois issu de l’exploitation de Białowieża. ©Henri Le Roux/LeskaPresse/Reporterre

La loi polonaise autorisait jusqu’à cette année les populations locales à prélever 47.000 m² de bois par an, afin de subvenir à leurs besoins. Mais le gouvernement d’Ewa Kopacz vient d’augmenter ce volume de 75 %. « Et le prochain parti au pouvoir pourrait faire bien pire, s’inquiète le journaliste spécialiste de la nature. Mais ils commettent un suicide, parce que les Polonais sont très attachés à la protection de Białowieża. »

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