CHRONIQUE «QUI A LE DROIT ?»

La maîtresse d'un homme politique contribue-t-elle au débat d’intérêt général ?

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Décryptage d'un point juridique au cœur de l'actualité. Aujourd'hui, retour sur une décision de la Cour européenne des droits de l'homme rendue aujourd'hui, concernant un homme politique, sa maîtresse et la violation de sa vie privée.
par Sonya Faure
publié le 14 janvier 2014 à 16h45

Qui a dit que les institutions européennes étaient bien loin des préoccupations des Français ? La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) vient de rendre aujourd’hui même deux arrêts évoquant la vie d’un homme politique éminent, de sa maîtresse et de la violation de sa vie privée.

L’affaire concerne la Finlande et son ancien Premier ministre au pouvoir entre 2003 et 2010. Son ex-maîtresse, une mère célibataire, publie en 2007 le témoignage sur neuf mois d’une histoire d’amour, n’épargnant rien à ses lecteurs, pas même les détails sexuels. La justice finlandaise poursuit alors la maîtresse et son éditeur pour violation de la vie privée. En février 2008, le livre est retiré de la vente. Un tribunal relaxe d’abord les mis en cause, mais ils sont bientôt condamnés en appel, puis devant la plus haute juridiction du pays. Tous deux saisissent donc la Cour européenne des droits de l’homme, pour violation de leur liberté d’expression.

Les requérants, la maîtresse et son éditeur, estiment que le Premier ministre étant une figure publique, tous les éléments de sa vie privée ont bien un intérêt public, car ils peuvent être mis en regard avec son poste. Ainsi, selon l’éditeur, le fait que le chef du gouvernement n’a pas reconnu publiquement qu’il avait recours à des sites de rencontres par Internet, pose des questions sur sa capacité à assumer une fonction de cette importance.

Vision large de la liberté d'expression

La décision de la Cour est intéressante, car comme souvent nuancée, et bien éloignée de nos habitudes françaises. Avant tout, elle refuse de voir dans la condamnation de la maîtresse et de son éditeur une violation de la liberté d’expression : ils sont donc définitivement condamnés pour violation de la vie privée du Premier ministre. Mais ce qui gêne la CEDH dans le livre incriminé est bien ténu : seuls les passages sur la vie sexuelle tombent, selon elle, sous le coup de la loi. Pour tout le reste, la Cour est bien plus tolérante…

En réalité, dans sa décision d'aujourd'hui, la CEDH expose à nouveau clairement sa vision très large de la liberté d'expression : «Comme à chaque fois qu'elle doit trancher sur cette question, la Cour fait une mise en balance entre la liberté d'expression (article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme) et la protection de la vie privée (article 8), explique Nicolas Hervieu, chargé d'enseignements à Panthéon-Assas et membre du Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (Crédof). Depuis 2012, sa jurisprudence a évolué: la Cour privilégie de plus en plus la liberté d'expression au détriment du droit au respect de la vie privée des célébrités. Et ce, même quand les affaires concernent des articles parus dans la presse à sensation. La CEDH estime que toute restriction à la liberté journalistique de la presse de cœur ne manquerait pas de rejaillir négativement sur "les domaines du reportage politique et du journalisme d'investigation". En clair : porter atteinte à Closer, reviendrait à porter atteinte à Libération ou au Monde

Mode d'emploi de la violation de la vie privée

Au fil de ses arrêts, la Cour a élaboré «un mode d'emploi» comme l'appelle Nicolas Hervieu : elle liste différents critères pour apprécier la violation de la vie privée au regard de la liberté de la presse. Passons en revue quelques-uns d'entre eux.

Premièrement : la révélation contenue dans l'article ou dans le livre contribue-t-elle «à un débat d'intérêt général» ? La CEDH a là encore une conception très large de ce fameux «débat»: elle a estimé que la parution d'un article et de photos autour de la maladie du prince Rainier de Monaco ne constituait pas une violation de la vie privée condamnable puisqu'elle illustrait un «événement de l'histoire contemporaine». Dans le cas du Premier ministre finlandais, la Cour considère aujourd'hui que les conditions dans lesquels l'ancien Premier ministre a rencontré sa petite amie et la rapidité avec laquelle leur relation s'est développée ont un intérêt pour le débat public puisqu'elles soulèvent la question de son honnêteté et de son manque de jugement.

Deuxièmement : quel est le degré de «notoriété de la personne visée» ? Dans l'arrêt rendu aujourd'hui, la Cour rappelle qu'elle permet bien plus aisément la diffusion d'éléments concernant la vie privée d'un homme politique que celle d'un quidam.

Troisièmement : quel a été le comportement de la personne visée, avant la parution d’information sur sa vie privée ? Le Premier ministre finlandais avait lui-même écrit son autobiographie qui dévoilait des aspects de son intimité avant que ne sorte le livre de sa maîtresse. La Cour a moins de pitié pour les hommes politiques ayant eux-mêmes organisé le story telling de leur vie privée dans la presse.

Quatrièmement : dans quelles conditions ont été prises les photographies ou soutirées les informations ?

«Si on fait le parallèle avec l'actualité française, la Cour, si d'aventure elle était saisie, estimerait sans doute qu'en soi la révélation d'une relation extraconjugale de François Hollande par Closer relève de la liberté d'expression. En revanche, si Closer avait publié une photo d'un lit défait, elle aurait conclu à la violation de la vie privée : les secrets d'alcôve n'ont pas à être portés dans le débat public, résume Nicolas Hervieu. Tout dépendrait en réalité de l'argumentation de Closer : le journal a-t-il effectivement révélé une faille dans la sécurité entourant le président ? Est-il légitime de donner un éclairage sur la manière dont le premier personnage de l'Etat se comporte, lui qui se présentait comme un président "normal" ? La place de la première dame dans le protocole nécessite-t-elle de relayer des informations sur la solidité du couple présidentiel ? Une chose, au contraire plaide pour François Hollande : il n'a que très rarement médiatisé sa vie privée.» La Cour pourrait également prendre en compte la «culture» nationale. «Si tous les Français affirment se moquer éperdument de la vie de leur président, la Cour pourrait en tenir compte pour apprécier l'intérêt de l'information dans le "débat national"», conclut Nicolas Hervieu.

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