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Dounia Bouzar, "madame désembrigadement" - "La vie après Daech"

Dounia Bouzar.
Dounia Bouzar. © Didier Goupy pour Les éditions de l'Atelier
Marie Desnos

Dans «La vie après Daech» (Editions de l’Atelier) Dounia Bouzar raconte le travail qu'elle fait avec son équipe du Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l'Islam (CPDSI) pour sauver les jeunes embrigadés par Daech. L’anthropologue du fait religieux relate aussi le combat de ces victimes pour revenir à la vraie vie, et souvent lutter à leur tour contre contre ce fléau. Paris Match l'a rencontrée.

Une dame qui force l'admiration. Dounia Bouzar, ancienne éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse auprès du ministère de la Justice (de 1991 à 2009) est «tombée» dans le sauvetage de jeunes qui partent, ou veulent partir rejoindre le «Califat» de Daech. Quand elle a quitté la place Vendôme, c’était pour «travailler librement sur les questions liées à l’islam». Car son «cœur de métier» est la «compréhension des religions», a-t-elle confié à Paris Match. La chercheuse a ainsi fondé son cabinet d’expertise avec sa fille juriste. Au fil des ans, elle a vu monter le discours radical, constatant la manière dont il commençait à faire autorité sur les jeunes –elle situe ce tournant à 2006 environ-, et s'est spécialisée peu à peu sur la question. Mais c’est en 2014 que son destin a basculé. Dounia Bouzar, qui a écrit une quinzaine de livres au total, publie «Désamorcer l’islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam» (Editions de l’Atelier) en janvier. Dans les trois mois, pas moins de 60 familles l’ont appelée. Elle se rend compte que la demande est encore plus grande qu’elle ne l’aurait imaginé. Et fonde le Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l'Islam (CPDSI). 

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Le succès est immédiat. Alors qu’elle n’y croyait plus –cela faisait dix ans qu’elle essayait de sensibiliser les différents gouvernements- le ministère de l’Intérieur est venu à eux. Il leur a d’abord commandé un rapport de recherche, avant de les mandater, par circulaire, pour transmettre sa méthode aux cellules anti-radicalité des préfectures, afin que celles-ci puissent prendre le relai de manière autonome. La mission du CPDSI s’arrête en effet en avril prochain. Difficile d’imaginer cette acharnée s’arrêter du jour au lendemain ! «C’est plus qu'un travail», reconnaît-elle. Dounia Bouzar a une vingtaine d'échanges de textos avec des jeunes différents dans la journée. Car le mot d’ordre est clair, après qu'un jeune a été «rattrapé» : «tu ne restes pas seul en cas d'angoisse, de doute : tu nous contactes». Sachant qu'il faut en moyenne six mois pour les «stabiliser». Et au-delà de cette disponibilité permanente, toute leur vie est impactée par leur métier: ils subissent un protocole de sécurité très stricte, et n'ont pas le droit, par exemple, de se faire livrer des paquets… 

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«Les parents se trompent rarement» 

"La vie après Daech"
"La vie après Daech" Les éditions de l'Atelier

Mais «les succès galvanisent», souligne la passionnée. Et cette «chaîne de vie» ne serait pas ce qu'elle est avec un «maillon» en moins… Son équipe est composée de six personnes seulement, souvent aidée par des «repentis» qui se joignent à leur cause -et dénoncent les jihadistes aussi; des témoignages précieux pour les autorités. Le groupe est contacté par 15 nouvelles familles par semaine en moyenne… «Et les parents se trompent rarement», note Dounia Bouzar, qui insiste sur l'importance de leur rôle dans ce combat. «Tous les indicateurs de ruptures et systèmes de prévention –le site Stop-djihadisme le numéro vert (0 800 00 56 96)- c’est les parents qui nous les ont donnés. Tout ça, c'est grâce aux familles», lance-t-elle. «Pour appréhender le radicalisme, il faut adopter une posture très humble: se dire qu’on ne sait rien, se rappeler que c’est une matière transdisciplinaire, et surtout écouter les familles.»

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Au total, le CPDSI a été contacté par plus de 500 familles à ce jour. Une cinquantaine de jeunes ont été «désembrigadés» depuis septembre. Autant d’histoires que l’anthropologue pourrait raconter pendant des heures. Elle en relate certaines, emblématiques, dans «La vie après Daech » (Editions de l’Atelier), qui est la suite de «Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer», un livre qui raconte la descente aux enfers des parents qui s’unissent pour ramener de Syrie leurs enfants embrigadés par des groupes jihadistes. Dans son nouvel essai, Dounia Bouzar parle de Léa*, une de ses premières jeunes filles sauvées, qui voulait aller sauver les enfants syriens tués par Bachar El-Assad quand elle a été pris au piège de l’Etat islamique (EI), au point d’avoir failli commettre un attentat en France. Mais aussi d’Hanane, une miraculée, rescapée de l’enfer qu’elle a vécu dans la «Dawla» («état» en arabe, et terme employé par les membres de Daech pour parler de leurs terres). La jeune fille, qui pensait gagner la «terre promise», a été enfermée dans le «moqar», un bâtiment insalubre où sont parquées les nouvelles recrues pas encore mariées. Prise pour une espionne, elle a été maltraitée, et a vite déchanté. Dounia Bouzar a beaucoup appris en se rendant compte que son calvaire et son retour à la raison n’empêchait pas Hanane de garder une part de nostalgie en repensant à cet Eden qu’on lui avait fait miroiter, et même de culpabilité, continuant de se demander, par moments, si ce n’est pas elle qui avait été une mauvaise musulmane...

Retour de Daechland 

Les recruteurs islamistes, opérant majoritairement sur internet, persuadent ces jeunes fragiles qu’ils doivent faire leur «hijra» (rejoindre le Califat) pour pratiquer le «vrai islam» auprès de leurs «frères» et «sœurs». Ils dépeignent un monde idyllique, un «cocon» fait d’amour et d’entraide, et expliquent que la «douniya» (la vie sur Terre) n’est qu’une épreuve d’Allah ; que les «koffars» (les infidèles) ont le «sheitan» (le diable) en eux, et feront tout pour les faire dévier du droit chemin. Mais que s’ils résistent, ils seront récompensés dans l’au-delà. 

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Le plus gros échec de Dounia Bouzar fût Aïda. Une jeune fille tellement endoctrinée qu’elle n’a vu de «Daechland», comme l’appelle l'auteur, que ce qu’elle voulait voir –où ce qu’on voulait qu’elle voie… Si bien qu’elle ne s’est pas pris la réalité en pleine figure comme les autres. Rien ne l’a choquée –pas même les têtes coupées sur des piques, érigées sur le rond-point à l’entrée de Raqqa… Elle n’a retenu que les «excellents jus de fruits», et le bonheur de voir son mari inscrit sur la liste des martyrs… «C’était Aïda au pays des merveilles de Daech», résume l’experte, encore décontenancée par ce sentiment d’ «impuissance totale» face à cette jeune fille totalement «déshumanisée». 

Bien qu'elle ne parle pas à la première personne, se retranchant derrière son personnage principal -sans doute encore un peu par pudeur-, Dounia Bouzar raconte aussi, en filigrane, des moments très douloureux de sa vie. «Je me devais de leur dire, glisse-t-elle. Ils me voient comme une femme très forte, alors que moi aussi j’ai été parterre, j’ai cru que je ne m’en sortirai jamais. J’ai connu la terreur mais c’est aussi pour ça que je sais qu’on peut se relever, et que ça ne sert à rien de fuir, poursuit-elle. La force qu’ils voient en moi, ils l’auront».

* tous les prénoms ont été modifiés. 

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