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Libération
Reportage

A Jérusalem-Est, le mal-être quotidien des Palestiniens

La municipalité ne consacre que 10 % de son budget aux Arabes, alors que ceux-ci représentent près de la moitié de la population.
Au check-point de Shuafat, le 22 octobre. (Photos Kobi Wolf)
par Nissim Behar, Envoyé spécial à Jérusalem
publié le 27 octobre 2015 à 19h46

Lorsqu’il a, en 1997, autorisé trois familles juives à s’installer à Ras al-Amud, l’un des villages palestiniens annexés dans le «Grand Jérusalem» après la guerre des Six Jours (juin 1967), Benyamin Nétanyahou, qui venait d’entamer son premier mandat de Premier ministre de l’Etat hébreu, avait promis que l’affaire en resterait là. Que ces jeunes couples religieux, entourés de leur marmaille, créeraient une «yeshiva» (école talmudique) dévolue à l’étude de la Torah.

Dix-huit ans plus tard, la colonie de Maalei Hazeitim compte une centaine de familles nombreuses, résidant dans des immeubles modernes et gardés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des vigiles privés hyper entraînés - des anciens des unités spéciales de Tsahal - grassement payés par le ministère israélien de la Défense.

«Malaise social»

«Il existe une quarantaine d'implantations semblables dans les quartiers arabes de Jérusalem. Regardez la différence entre leurs infrastructures et celles, décaties, dont bénéficient les Palestiniens des alentours», soupire Ibrahim Ziam, un ancien journaliste de Kol Israël (la radio publique israélienne) résidant à Tzour Baher, un autre quartier arabe de la ville. Qui demande : «Croyez-vous que c'est un hasard si la plupart des attaques à l'arme blanche de ces derniers jours ont été lancées par des habitants de la partie orientale de Jérusalem ? Evidemment non ! Bien sûr, le problème du statu quo entre musulmans et juifs sur l'Esplanade des mosquées joue un rôle important dans le développement de ce cycle de violence. Mais le malaise social et le mal-être quotidien n'y sont pas étrangers non plus.» Et de poursuivre : «Alors que les Palestiniens de Jérusalem représentent 40 % de la population de la ville, la municipalité ne leur consacre que 10 à 11 % de son budget. C'est simple : comme ses prédécesseurs Ehud Olmert et Uri Lupolianski, l'actuel maire de Jérusalem, Nir Barkat, n'est jamais venu chez nous. Il se démène beaucoup pour animer la ville avec des festivals mais tout se passe à l'ouest. Nous, on n'existe pas.»

Aujourd'hui retraité, l'ex-journaliste fulmine : «On ne croise pas de fanatiques du jihad à Tzour Baher, mais des médecins employés par l'hôpital Hadassah, des directeurs d'agence bancaire, des ingénieurs et de nombreuses familles établies. Pourtant, depuis sa victoire de 1967, Israël n'y a jamais refait les égouts. Lorsque c'est bouché, on doit se débrouiller tout seuls, parce que la mairie répond qu'il n'y a pas de budget.»

Les 300 000 Palestiniens de Jérusalem ont un statut spécial. La plupart disposent de la nationalité jordanienne et seuls quelques milliers ont demandé celle de l’Etat hébreu depuis 1967. En 2013, à peine 113 demandes ont été enregistrées. Ce chiffre était en hausse au cours de ces derniers mois (800 demandes environ en 2014), mais ce n’est pas la ruée. Et si les «nouveaux Israéliens» bénéficient en principe de tous les droits accordés aux ressortissants de l’Etat hébreu, les Jordaniens ne disposent que d’une carte de résident, révocable à tout moment, qui leur donne droit aux prestations sociales minimales.

A Jérusalem-Est, les Palestiniens sont le plus souvent livrés à eux-mêmes. Iici, au check-point de Shuafat, le 22 octobre. (Photos Kobi Wolf)

Ceux qui ont obtenu la carte d'identité bleue de l'Etat hébreu ne le proclament pas sur tous les toits. «Fondamentalement, ça ne change rien parce que les Juifs nous considèrent au mieux comme des citoyens de deuxième zone, au pire comme des terroristes prêts à passer à l'action», lâche Raïda K., mère au foyer et épouse d'un dentiste prospère. S'exprimant aussi bien en hébreu qu'en arabe, la jeune femme porte un hijab rouge assorti à son vernis à ongles. Elle affirme «ne pas regretter d'être devenue israélienne», mais tempère rapidement ses propos : «Malgré la carte d'identité bleue, on se méfie de nous d'une manière générale. On nous fouille comme des suspects chaque fois que nous transitons par l'aéroport de Tel-Aviv pour partir en vacances en Turquie, dit-elle. A la municipalité, le permis de construire une nouvelle maison traîne dans les bureaux depuis cinq ans, nous n'avons jamais reçu de réponse. Si nous avions été juifs, il n'aurait pas fallu attendre six mois, en comptant large.»

De fait, la politique du maire actuel, comme celle de ses prédécesseurs, consiste à bloquer systématiquement tous les permis de construire demandés par les Palestiniens, qui bâtissent malgré tout. Ces immeubles sont donc considérés comme «illégaux» et rasés au bulldozer sur ordre d'un tribunal.

Routes défoncées

La différence entre l'entretien de la partie occidentale (juive) de Jérusalem et orientale est flagrante. Pour se rendre devant Shuafat, un camp de réfugiés palestiniens créé en 1965 par la Jordanie et lui aussi intégré dans le «Grand Jérusalem», on emprunte des routes défoncées qui font, par certains aspects, penser à celles de la bande de Gaza après le passage des chars israéliens. De vieux appareils électro-ménagers ou des matelas pourris s'empilent ici ou là. Sur les bas-côtés, des poubelles municipales se consument lentement. La nuit, les rats festoient sur les sacs d'ordures éventrés. Le camp de Shuafat est l'un des foyers de la révolte de ces dernières semaines. Il est entouré d'une «muraille de séparation» et si ses 10 000 à 15 000 habitants sont soumis à l'arnona (les impôts municipaux), ils ne bénéficient d'aucun service afférent. C'est l'Unwra (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), l'agence créée en 1949, qui leur fournit les soins sociaux, éducatifs et médicaux. «A part les services de sécurité israéliens qui organisent leur opération comme s'ils partaient en guerre, aucun service officiel ne pénètre dans cette zone de non-droit, affirme le chroniqueur Ohad Hemo. Une partie des habitants travaille à l'extérieur, dans les restaurants de Jérusalem-Ouest ou ailleurs, mais ce camp est une tâche noire. Personne ne sait ce qui s'y passe. Pour l'Etat hébreu, c'est une zone de non-droit.»

«C'est simple : la municipalité n'y a construit aucune école depuis 1967, râle Salama Massarweh, professeur d'anglais à mi-temps. D'une manière générale, on manque de classes dans tout Jérusalem-Est. Et celles qui fonctionnent sont surpeuplées. Mal formés, déconsidérés, les élèves auront de la chance s'ils ne vont pas travailler au souk dès l'âge de 15 ans. Ceux qui poursuivront des études ne trouveront qu'un job de larbin.»

«Rancœur»

Selon la fiction colportée depuis 1967 par les porte-parole officiels israéliens, Jérusalem est «la capitale unifiée d'Israël pour les siècles des siècles». En fait d'unité, les habitants de la partie ouest se contentent de brèves incursions dans les quartiers arabes pour y faire réparer leur voiture ou parce que les matériaux de construction y coûtent moins cher. Quant aux Palestiniens, ils vont travailler de l'autre côté de l'ex-ligne verte mais ne fréquentent pas la population juive.

La situation de la partie orientale de la ville est d’autant plus difficile que la fameuse «barrière de sécurité» traversant la Cisjordanie coupe également leurs quartiers en deux. En principe, les 80 000 Palestiniens rejetés du «mauvais côté» de ce mur de 8 mètres de haut sont également des habitants de Jérusalem et certains disposent de la carte d’identité israélienne. Mais dans les faits, ils sont traités comme des Cisjordaniens et subissent les mêmes contrôles aux check-points. En outre, la police israélienne ne se rend jamais dans leur zone, où des gangs de trafiquants de stupéfiants et des racketteurs font la loi depuis des années.

«C'est pour tout cela que la rancœur et la frustration montent depuis longtemps, ajoute la prof Salama Massarwah. Nous, on le savait mais les Israéliens nous ignorent tellement qu'ils n'ont rien vu venir.»

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