
Le 20 octobre 2014, le PDG de Total, Christophe de Margerie, mourait dans un accident d’avion sur le tarmac de l’aéroport de Vnoukovo, à Moscou. Au moment du décollage, l’appareil avait heurté un chasse-neige sur la piste, tuant également trois membres d’équipage. Diffusée quelques jours après l’accident, une « information » revient avec insistance un an après les faits : la mort du patron du groupe pétrolier français aurait été commanditée par la CIA.
Les services secrets américains auraient ainsi voulu « faire taire » Christophe de Margerie, qui venait de se prononcer contre les sanctions occidentales lors d’une réunion avec le premier ministre russe, Dmitri Medvedev.
Quelqu’un a dit que quelqu’un aurait évoqué l’éventualité d’un complot
Comme souvent dans ce genre de cas, les sites qui relaient cette rumeur, en français comme en anglais, mentionnent des sources floues mais prises comme avérées :
« Le quotidien américain, Wall Street Journal, a rapporté qu’en Russie, la télévision d’Etat a rapporté que le PDG de Total, Christophe de la Margerie, était, farouchement, opposé aux sanctions des Etats-Unis et de l’Union européenne contre Moscou, et que la CIA avait programmé sa mort, pour le faire taire. »
L’article en question du Wall Street Journal est une chronique (et donc un article d’opinion plus que factuel) de Stephen Fidler, chef du bureau du journal américain à Bruxelles. Publiée le 23 octobre 2014, elle analyse la différence de traitements médiatiques, et plus largement de visions du monde, entre Russes et Occidentaux. C’est là qu’est évoqué le passage ensuite repris pour alimenter la rumeur :
« Quand le patron de Total, Christophe de Margerie, a été tué (…), cela ressemblait à un accident. Les téléspectateurs russes ont eu une tout autre version. Selon une grande chaîne russe, l’hypothèse d’un complot par la CIA pourrait ne pas être exclue. Après tout, M. de Margerie était opposé aux sanctions occidentales contre Moscou et Washington aurait voulu le faire taire. Cette histoire n’a pas été relayée par un nationaliste un peu fou mais par un présentateur.
Cela illustre une tendance de plus en plus évidente : Russes et Occidentaux se parlent sans se comprendre. Ce n’est pas seulement une différence d’opinions à propos d’un même événement, mais ils ne croient pas aux mêmes faits. C’est comme “deux personnes dans une pièce plongée dans le noir”, comme l’a dit un Américain après une conférence avec experts russes et occidentaux. »
Un glissement progressif vers la « certitude »
Le scénario d’un complot par la CIA est donc ici mentionné comme une thèse absurde, le journaliste américain s’étonnant qu’elle émane d’un présentateur, a priori plus sensible aux faits, plutôt que d’un militant cherchant à atteindre un objectif politique. Mais le simple fait de mentionner les trois lettres C, I, A, a visiblement transformé la chronique en article de référence pour nombre de sites friands des thèses complotistes.
Nous ne sommes pas parvenus à retrouver cet instant où le présentateur d’une chaîne russe aurait évoqué ce complot. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de constater l’évolution du niveau de « certitude » au fur et à mesure des reprises :
- Selon l’article du Wall Street Journal, la chaîne russe aurait dit que « l’hypothèse d’un complot pourrait ne pas être exclue ».
- Selon l’hebdomadaire britannique The Week, « une chaîne russe voit un complot de la CIA derrière l’accident d’avion ». La source est la chronique du Wall Street Journal, mais le conditionnel a ici disparu.
- Le site WikiStrike, spécialiste des thèses farfelues et complotistes, assure que « selon les Russes, le PDG de Total aurait été assassiné par la CIA ». Le conditionnel est ici présent, mais ce n’est plus « une chaîne russe » mais bien « les Russes » – sous-entendu, l’Etat. Une variante au présent : « La Russie révèle que le PDG de Total a été assassiné par la CIA ».
- Une étape supplémentaire est franchie avec le site « Stopmensonges.com » [sic], selon lequel « la Russie classifie comme assasinat [sic] par la CIA la mort PDG de Total ».
Six personnes mises en examen dans l’enquête

Un an après les faits, l’accident demeure la thèse retenue par les enquêteurs. Cinq personnes ont été inculpées, dont le chef des travaux de déneigement, le chef d’escale de l’aéroport, des contrôleurs aériens et surtout le conducteur du chasse-neige, Vladimir Martynenko, qui a passé onze mois en prison avant d’être libéré le 21 septembre dans l’attente de son procès, selon les médias russes.
Interrogé par le site Lenta.ru, M. Martynenko reconnaît être « coupable d’avoir roulé sans autorisation sur la piste d’envol » mais invoque les mauvaises conditions météorologiques le jour de l’accident. « Je ne savais pas où je me trouvais », affirme-t-il.
Quoi qu’il en soit, aucun élément ne vient étayer la thèse d’un supposé complot visant le patron de Total.
Le mari de l’une des victimes, une hôtesse qui se trouvait à bord du jet, a toutefois émis des doutes sur la thèse officielle, s’interrogeant sur le nombre de chasse-neige (« il y avait trois déneigeuses, alors qu’il ne neigeait pas », assure-t-il) et sur la version du conducteur (« cela fait dix ans qu’il travaille sur cet aéroport, (…) il sait très bien qu’on ne traverse pas une piste sans l’autorisation de son convoyeur ou de la tour de contrôle »).
Sans toutefois émettre d’hypothèses infondées, il a demandé à ce que « la justice russe et française essaient de [lui] apporter des réponses ».
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