Regardez “Voyage en Barbarie”, un documentaire poignant sur la traite des migrants

A l'occasion du Festival des Etoiles de la Scam, nous vous proposons de découvrir jusqu'au mardi 3 novembre à 10 h le documentaire “Voyage en Barbarie”, sur le trafic d’êtres humains dans la péninsule égyptienne du Sinaï. Cécile Allegra, coréalisatrice avec Delphine Deloget, nous en dit plus sur une réalité terrible et méconnue.

Par Propos recueillis par Marie Cailletet

Publié le 31 octobre 2015 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h58

Chaque automne, le Festival des Etoiles offre aux amateurs de documentaires français de découvrir sur grand écran la quintessence du genre. Trente oeuvres distinguées par la SCAM (Société civile des auteurs multimédias) et proposées au regard du public le temps d'un week-end (7 et 8 novembre) au Forum des Images à Paris. 
Partenaire du Festival des Etoiles, nous avons sélectionné nos trois préférés pour vous les faire (re)découvrir sur ce site durant trois week-ends. Ouverture ce soir avec Voyage enBarbarie (1), bluffant documentaire sur la traite des migrants, réalisé par Cécile Allegra et Delphine Deloget, qui ont reçu cette année le prix Albert Londres pour ce film.

(1) Mise en ligne jusqu'au mardi 3 novembre, 10h00)

Avant votre film, et quelques rares articles dans la presse, ce trafic d’être humains était largement ignoré. Comment avez-vous entendu parler de ce drame méconnu ?

En 2008, Delphine a fait un film, No London today, qui raconte le quotidien de cinq jeunes réfugiés à Calais, en attente de passage clandestin vers l’Angleterre. Elle avait été au contact de personnes de la communauté érythréenne et on lui avait parlé de « problèmes, là-bas dans le Sinaï ». Moi, je suis d’origine romaine et la ville concentre les plus gros squats de migrants en Europe. A de nombreuses reprises, j’avais croisé des gens avec des blessures extrêmement impressionnantes. Au début, avec Delphine, nous avons pensé que ces tortures étaient des dérapages, les actes isolés de passeurs, et puis à force d’en parler, de recueillir les témoignages de la communauté érythréenne, nous avons compris. Nous avons lâché les projets sur lesquels nous travaillions et nous nous sommes lancées dans l’enquête.

Qui sont les principales victimes des enlèvements et des séquestrations dans les camps de torture ?

Des Somaliens, des Ethiopiens, des Soudanais… passent par la même horreur. Mais les Erythréens sont la principale cible de ce trafic parce que leur pays est une dictature avec à sa tête un tyran paranoïaque. Issayas Afeworki a transformé le pays en prison à ciel ouvert. Le service militaire y est obligatoire à partir du secondaire, et à durée indéterminée. Ce système totalement militarisé vient prélever les jeunes, hommes et femmes, entre 15 et 16 ans, et les envoie dans des camps de travail forcé, façon Corée du Nord. Dans un rapport paru en juin 2015, l’Onu décrivait des violations flagrantes des droits de l’homme en Erythrée, commises par le pouvoir en place : tortures, esclavage sexuel, détention arbitraire, disparitions. C’est un pays d’inspiration soviétique où l’économie est étatisée et qui a besoin d’une main-d’œuvre abondante et gratuite pour fonctionner. La guerre éternelle contre l’état voisin éthiopien est une bonne excuse pour fournir ce contingent de travailleurs. Alors les gamins fuient massivement. Ils seraient quelque cinq mille par mois.

Quelle est la route de leur exil ?

Longtemps, les Erythréens ont tenté d’atteindre Israël où existe une diaspora anciennement implantée, même si ses membres n’ont jamais obtenu le statut de réfugiés politiques. Grâce à des passeurs, ils y parvenaient. Mais, au tournant de 2009, la situation a basculé. Les intermédiaires se sont mis à torturer les réfugiés. Pourquoi ? La question se pose. Et il faut se pencher sur les méthodes utilisées, très militaires : recours à la gégène, brûlures au fer rouge, amputations. Cela est allé crescendo. Du coup, les Erythréens ont cessé de vouloir y aller. Les tortionnaires sont alors venus les chercher. Une énorme logistique du trafic s’est mise en place : des lieux de détention, des tortionnaires chefs qui commandent la matière première, des gares de triage, de petits gardiens chargés de pratiquer les exactions, des livreurs qui sont des membres de l’armée érythréenne qui raflent et vendent cette matière première à la frontière. Et il y a aussi des kidnappeurs, de la tribu des Rachaïdas, qui ciblent les gros camps de réfugiés. Ils enlèvent pour approvisionner cette nouvelle traite des nègres.

Comment êtes-vous entré en contact avec les rescapés ?

Ce fut long et difficile. Les Erythréens sont persécutés par-delà leurs frontières. L’Europe n’a jamais reconnu l’Erythrée comme une dictature, n’a jamais rompu ses liens diplomatiques. Le pays dispose donc d’ambassades, de consulats. Quand un Erythréen arrive en Europe, s’il est repéré par l’ambassade, il est racketté à hauteur de 2 %. Il peut également y avoir des représailles sur la famille restée au pays : emprisonnements, tortures, disparitions.

Alors aucun Erythréen, même survivant des camps, n’avait envie de parler. Les « évadés » essaient tout simplement de ne pas exister, de passer sous les radars jusqu’à ce qu’ils soient reconnus comme réfugiés et de facto à l’abri. On a travaillé avec les leaders de communautés et Meron Estefanos, grande militante des droits de l’homme. Il a fallu six mois pour gagner leur confiance, les convaincre qu’on allait prendre soin de leurs témoignages, de l’importance de leur geste. Ils ont eu ce courage.

Les responsables de ce trafic seraient aussi à chercher en Erythrée ?

L’enquête de l’Onu menée par Sheila B. Keetharuth explique qu’un ancien général de la province de l’Ouest, celle par laquelle les Erythréens quittent le pays, serait la tête pensante d’une partie du trafic. En cela, l’Onu souligne les responsabilités directes de l’état-major d’Issayas Afeworki. Si cette hypothèse était avérée… ce serait le premier cas de tortures hors les murs organisées par le dictateur lui-même. Les motifs sont multiples : d’une part, ceux qui fuient sont considérés comme des déserteurs, des ennemis. Chaque « fuyard » constitue par ailleurs une perte sèche pour le pays et le trafic d’être humains serait une manière de faire rentrer des devises.

La troisième raison à cette orchestration du trafic relèverait d’un véritable souhait de persécution idéologique, de déstructuration de la diaspora. Dans les camps de torture, on oblige les prisonniers à s’entre-violer, voire à détruire l’appareil génital de l’autre. Chacun est bourreau à son tour. C’est une façon de mettre en péril la subsistance même de la communauté. Tous ces facteurs caractérisent un crime contre l’humanité.

Le problème est qu’il n’y a pas que l’Erythrée qui est impliquée. L’Egypte dont tous les poste-frontières sont corrompus a sa part de responsabilité. Son inaction, son silence face à ce trafic sont assourdissants. Il y a aussi les Bédouins, les Sawarka, une tribu du nord-ouest du Sinaï, qui dirigent les camps de torture. Ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone. Bloqués dans une sorte de no man’s land, ils se sont toujours livrés, pour survivre, à des trafics d’armes, de drogue. Celui des hommes est extrêmement lucratif, jusqu’à 40 000 dollars par tête.

Une enquête internationale est-elle diligentée pour établir le rôle du régime d'Afeworki dans le trafic?

Non, malheureusement. Il faudrait une unanimité de l’Europe. La seule solution, c’est une auto-saisine de la procureure de la Cour pénale internationale. C’est ce qu’appelle de ses vœux le père Zerai Mussie, cité pour le dernier Prix Nobel de la paix. En rapportant ces témoignages, qui ont une valeur juridique, nous apportons notre contribution. Après, tout est affaire de pressions. Il faudrait que l’Europe soit plus intéressée par le fait de déclarer qu’il y a eu crime contre l’humanité que par celui de conserver des liens diplomatiques avec l’Erythrée. Mais comme il y a une sorte de balkanisation de la corne de l’Afrique, que le péril islamiste augmente de manière exponentielle, personne n’a envie de rompre le dialogue avec le dictateur. Le comble, c’est que l’Europe a signé le protocole de Khartoum qui permet de verser au régime 320 millions au titre de l’aide au développement, dans le souci d’endiguer le flux de réfugiés. Ce n’est pas ainsi qu’on y arrivera.

On voit dans votre film que la lutte contre les cellules fondamentalistes a finalement poussé l’armée égyptienne à intervenir dans le Sinaï.

Les bombardements contribuent à faire diminuer le trafic dans le Sinaï. Mais il a augmenté partout ailleurs, il s’est redéployé. La méthode a fait ses preuves. Les organisateurs du trafic ont compris que plus on torture quelqu’un, plus des sommes conséquentes d’argent peuvent être mobilisées. La diaspora est prête à payer. Il existe aujourd’hui des dizaines de camps de torture en Libye, au Soudan, au Yémen. Et l’on peut craindre que tout le bord de la Méditerranée s’y mette.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ceux que l’on voit débarquer sur les côtes de l’Europe ont déjà derrière eux un long parcours.

Tous ces fuyards, ces évadés sont généralement passés par deux ou trois années de cheminement sanglant, avant de prendre le bateau pour franchir la Méditerranée. Ils ont connu une à deux détentions, ont été torturés. Cela influe énormément sur la manière dont nous devons accueillir ces personnes polytraumatisées. Dix pour cent de ceux qui sont passés par les camps ont été violés. Il nous manque des ressources psychologiques, médicales. Cela n’a plus rien à voir avec un Portugais fuyant la dictature de Salazar, aussi cruelle soit-elle.

Depuis le tournage, que sont devenus vos témoins ?

Ceux qui étaient coincés en Egypte sont sortis. L’un est à Seattle, les deux autres sont arrivés en France il y a quelques jours. Il reste 350 réfugiés au Caire, dont une gamine de 9 ans, violée à 7, et un bébé, torturé à 6 mois. Il faut qu’ils soient pris en charge, qu’ils quittent l’Egypte.

Vous envisagez un droit de suite sur ce sujet ?

Plutôt un devoir de suite. Ce n’est pas la même chose. Delphine et moi, nous avons la quarantaine et en entamant notre enquête, nous ne nous attendions pas à tomber sur cette situation. Ca marque et ça oblige à agir au-delà de ce qui se fait habituellement. Nous n’arrivons pas à nous détacher de ce sujet. Nous trouvons que ce qui est fait est insuffisant, parce que les gens n’ont pas compris. Nous essayons de rencontrer la classe politique, d’expliquer les tenants et les aboutissants de ce trafic, de ce crime contre l’humanité.

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