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Livraison par drone : des promesses en l'air

Contrairement aux annonces claironnées par les pros de la logistique, la distribution de colis par des appareils sans pilote n’est pas pour demain.
par Gabriel Siméon
publié le 28 octobre 2015 à 19h16

Un oiseau ? Un avion ? Superman ? Non, juste un drone qui livre un colis ! Voilà le futur rêvé par Amazon. Le spécialiste du e-commerce s'est fixé comme objectif de faire parvenir certains produits achetés sur son site «en trente minutes ou moins à l'aide de véhicules aériens sans pilote». Bien. On le sait depuis fin 2013. Sauf qu'entre-temps, tous les pros de la logistique ont décidé de s'y mettre : la Poste (via sa filiale Geopost), ses homologues allemande, suisse et finlandaise, DHL, UPS, Google (comme c'est étonnant) et, lundi, le géant américain de la distribution Wal-Mart, qui entend «servir les consommateurs plus vite et mieux». Waouh, mais tout ceci est-il vraiment sérieux ?

Nous avons profité d'une invitation de Geopost à une démonstration de livraison par drone fin septembre, au QG varois de son partenaire Atechsys, pour tenter d'y voir plus clair. L'objectif affiché n'est pas de remplacer les facteurs, mais de «tester une technologie avec l'idée qu'elle sera utile». Au mieux, nous dit-on, celle-ci arrivera chez les particuliers dans vingt ans. Si les obstacles sont un jour levés… Ce dont doutent plusieurs experts des drones et de la logistique que nous avons interrogés. «J'adorerais que ça se réalise ! Mais aucun de mes clients, qui sont des spécialistes de la distribution, ne l'envisage sérieusement», glisse l'un d'eux. Voici les cinq raisons qui nous font douter que la livraison par drone concerne un jour le grand public.

Accroître l’autonomie

Obstacle : «Sur le plan technologique tout reste à faire», reconnaît Jean-Luc Defrance, directeur-général adjoint de Geopost. Qu'il s'agisse de Geopost, d'Amazon, ou de Google, tout le monde bute encore sur plusieurs «freins», «verrous» ou «murs» techniques. Le premier est bien connu des amateurs de drones : l'autonomie. «Plus on veut aller loin, plus il faut installer de batteries. Or, cela réduit la charge que l'on peut emporter», explique Moustafa Kasbari, de la société Atechsys. Livrer loin ou livrer lourd : il faut choisir. Les batteries actuelles ne stockent pas suffisamment d'énergie au centimètre cube pour s'affranchir d'un tel choix. «Et il y a peu de progrès à attendre, sauf à accroître la légèreté du drone», estime Florent Marandon, gérant du Centre de formation et d'apprentissage du drone, situé près de Nancy.

Conséquences : Les drones se limiteront donc longtemps à une faible capacité d'emport et un rayon de livraison réduit. Atechsys prétend aujourd'hui pouvoir emporter pour Geopost «trois kilogrammes sur 20 km» et être ainsi «en avance par rapport à Amazon». Le géant du e-commerce nous indique de son côté prévoir de «livrer des paquets pesant jusqu'à 2,2 kg», ce qui représenterait près de 90 % des objets vendus sur son site : «Nos prototypes sont pensés pour un rayon d'action d'environ 16 km autour d'un entrepôt.» La société Matternet, pour le compte de la Poste suisse, parvient, elle, à livrer un kilo sur une dizaine de kilomètres. Oubliez donc le meuble Ikea acheminé par les airs.

Éviter les collisions

Obstacle : Comment déplacer un appareil entre deux points de façon autonome tout en évitant les accidents ? La question préoccupe tous les acteurs, à l'image de Google où un «gros focus est mis sur la partie software en vue de créer un système de pilotage autonome prenant l'environnement du drone en considération». La liste des obstacles potentiels dans les airs et au sol est longue : humain, animal, arbre, colline, antenne, pylône, habitation… Et certains ont un comportement imprévisible. «Des technologies permettent aujourd'hui d'identifier facilement les pylônes. Et vu que le drone vole, il n'a pas tellement besoin d'éviter les obstacles au sol», rétorque Moustafa Kasbari, patron du concepteur de drones Atechsys. «Mais le plus gros frein à la livraison, ce sont les autres utilisateurs de l'air avec qui les drones partagent la basse altitude.» Un projet d'anticollision leur permettant d'être vus par les avions et ULM, et réciproquement, est néanmoins en cours.

Conséquences : Plus l'environnement est maîtrisé et moins les concepteurs de systèmes d'évitement s'arrachent les cheveux. Les logisticiens envisagent donc de débuter par des livraisons entre points fixes situés hors des zones urbaines. GeoPost attend ainsi l'autorisation de la direction générale de l'aviation civile pour ouvrir une ligne pilote dans le Var entre deux bornes de réception de colis suffisamment éloignées des villages voisins. L'opérateur, comme le concepteur de drones Matternet, réfléchit aussi à des livraisons entre deux zones d'un même site industriel. Avantage : l'environnement y est limité et les risques facilement identifiables.

Adapter le cadre légal

Obstacle : La France dispose depuis avril 2012 de règles juridiques encadrant l'usage des «aéronefs qui circulent sans personne à bord». «Il s'agit de protéger les autres usagers de l'espace aérien et, plus largement, toute personne exposée, sans brider une technologie intéressante et prometteuse», observe Morgane Ruellan, spécialiste de la question à l'Institut de criminologie de Paris. Le hic, c'est que le vol «hors vue» d'un drone (lorsque son pilote n'a pas de vue directe sur lui) n'est aujourd'hui permis qu'au-dessus de zones non peuplées. La question du vol de drones autonomes, sans pilotage direct par un opérateur, n'y figure pas. Or, voilà deux conditions essentielles au développement des livraisons par drone dans l'Hexagone ou à l'étranger - où le problème est peu ou prou le même. La réglementation française précise néanmoins que «le survol des agglomérations ou des rassemblements de personnes n'est possible que dans le cadre d'une autorisation préfectorale délivrée après avis du service de la défense et de la direction régionale de l'aviation civile». Ce qui n'est pas acquis.

Conséquences : «On voit déjà que ça va être compliqué de livrer des colis dans ces conditions», prévient Florent Manaudon, du Centre de formation et d'apprentissage du drone. Pour l'heure, les zones où le service pourrait être déployé concernent une minorité de la population. De quoi plomber le rêve aérien d'Amazon, qui nous confie que la réalisation de sa «vision» reste suspendue «au soutien réglementaire nécessaire».

Livrer sans intermédiaire

Obstacle : «Acheminer des paquets dans les mains des clients en trente minutes ou moins à l'aide de véhicules aériens sans pilote.» Pour réaliser son rêve, Amazon devra lever plusieurs obstacles de taille. Le premier : faire atterrir le drone au bon endroit. «On atteint un à deux mètres de précision avec un pilotage GPS. Mais nous sommes en train de qualifier une autre méthode permettant d'arriver au centimètre», assure Moustafa Kasbari, patron de la société Atechsys. Une fois sur place, le drone pourrait envoyer un SMS au destinataire du colis pour le prévenir de sa présence et lui transmettre un code d'authentification. Mais saura-t-il où atterrir ? Devant le portail, dans le jardin, face à la porte d'immeuble ? Et si le destinataire n'est pas en capacité de venir récupérer le colis dans la rue ? Florent Marandon, du Centre de formation et d'apprentissage du drone, n'y croit pas : «Il faudrait équiper chaque maison d'une aire d'atterrissage de drones.»

Conséquences : Sollicité, Amazon ne nous a pas apporté de précisions sur ces obstacles. Geopost, en revanche, a déjà un plan pour les contourner : une borne d'environ deux mètres de haut sécurisant l'atterrissage du drone et la délivrance du colis. Lors d'une démonstration fin septembre à Pourrières (Var), au QG de son partenaire Atechsys, nous avons pu voir un opérateur insérer un paquet à l'intérieur, le drone perché à son sommet s'en saisir puis décoller - il était néanmoins piloté par un opérateur. Mais sauf à installer ce genre de bornes tous les deux mètres… la livraison par drone se passera difficilement d'un coup de pouce humain.

Trouver un modèle économique

Obstacle : C'est la première question que se poserait un investisseur : la livraison par drone est-elle économiquement plus rentable que le combo humain + camion ? Un drone n'a certes pas besoin de salaire et est réputé consommer moins d'énergie lors d'un trajet. Mais sa capacité d'emport est très limitée. Alors ? Alain Borri, directeur associé du cabinet BP2R et spécialiste du transport de fret, ne mise pas sur les drones : «Le modèle de livraison par drone est complètement à l'opposé du modèle de mutualisation des moyens de transport classiques, puisqu'à un colis correspond un moyen de livraison. Il faudrait envoyer des essaims de drones surveillés par autant de personnes derrière. Ce n'est pas envisageable économiquement.» Pour l'heure, Geopost se refuse encore à parler du prix d'expédition. Mais évoque un «coût de recherche et développement de moins d'un million d'euros».

Conséquences : Peu de ces pionniers de la livraison par drone se risquent à évoquer une généralisation à tous les colis. Geopost ne l'envisage pour le moment que dans «les zones difficiles d'accès, type village de montagne ou île, les sites industriels privés, les régions victimes d'une catastrophe naturelle et quelques lignes régulières». La Poste suisse parle de «cas exceptionnels ou spéciaux», mentionnant l'envoi de «prélèvements de laboratoire» «La rapidité avec laquelle les conditions de régulation seront clarifiées et les obstacles techniques surmontés détermineront l'application concrète qui s'imposera.» Amazon est l'un des rares à évoquer la livraison pour tous… à condition que les clients n'habitent pas trop loin d'un entrepôt.

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