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Les récits hallucinés de l’enfer sud-soudanais

A Bentiu, les Nations unies ont ouvert un camp où survivent des dizaines de milliers de réfugiés, dans un dénuement absolu.

Par  (Bentiu, Soudan du Sud, envoyé spécial)

Publié le 29 octobre 2015 à 14h15, modifié le 02 novembre 2015 à 17h53

Temps de Lecture 7 min.

Environ 1 500 nouveaux réfugiés arrivent dans le camp de Bentiu chaque semaine. Ici , une distribution de nourriture par le Programme d'aide alimentaire de l'ONU.

Nykume joint ses mains derrière la tête. Allongée, l’adolescente au regard doux sourit, paisible, dans sa petite robe noir et blanc. Elle s’évade, pense à son village, dans le comté de Guit : ce là-bas, perdu au nord du Soudan du Sud, où « l’herbe est très verte », où « il y a beaucoup de vaches ». A 13 ans, Nykume a beaucoup de rêves et une cicatrice laissée par une balle dans la jambe.

La jeune fille n’a plus pour horizon qu’une tente en toile, cinglée par la pluie, salie par la boue. Elle vit dans un hôpital de fortune, en bordure du camp de déplacés de Bentiu, glauque mouroir d’enfants, de malades et de blessés. A l’intérieur de l’abri, il fait 40 degrés.

Nykume, connaissait-elle ses assaillants ? Non. « Ils avaient des pistolets. On rentrait à la maison en famille, quand ils nous ont tiré dessus. Mon frère a été tué, je me suis évanouie », raconte la jeune fille. Quel âge avaient-ils ? « Pas loin du mien ». Peut-être 15 ans. Pas plus de 18.

« Welcome to Paradise », ironise un soldat de l’ONU. Bienvenue au Soudan du Sud, où des adolescents tirent sur des gamines. Bienvenue dans le plus jeune Etat du monde, indépendant depuis seulement 2011, où un quart de la population a déjà été déplacé de force, la moitié menacée de famine, avec une espérance de vie de 55 ans et le taux d’alphabétisation le plus bas de la planète.

Bienvenue à Bentiu. Depuis décembre 2013, et le début de la guerre civile, la petite ville pétrolière, capitale de la province d’Unité, est devenue l’un des points brûlants du conflit qui oppose les rebelles fidèles à l’ancien vice-président Riek Machar, majoritairement issus de l’ethnie nuer, aux forces du chef de l’Etat Salva Kiir, de la communauté dinka. La Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss) y a ouvert son plus grand camp de protection des civils, accueillant dans sa base militaire des dizaines de milliers de Nuer, fuyant l’offensive des troupes du gouvernement.

Depuis le ciel, vu des hélicoptères de l’ONU, le camp ressemble à un vaste cimetière. Baraques et tentes gisent comme des tombes allongées au milieu de l’infini verdoyant du Sud, le plus grand marécage au monde, où se perdent la moitié des eaux du Nil, et les espoirs du plus jeune pays du monde.

« Beaucoup de gens ont faim »

Une déplacée récemment arrivée dans le camp de Bentiu, devant la tente de fortune qu'elle a érigée pour elle et ses trois enfants.

« Si nous n’avions pas ouvert ce camp, je ne sais pas ce qu’il se serait passé », souffle Numa Shams, coordinateur canado-bangladais de la Minuss pour l’Etat d’Unité. Ces camps de protection des civils, ou PoC, ont été créés afin d’éviter un nouveau Rwanda ou une répétition de Srebrenica. Mais « il n’y a pas de route, tout doit venir par avion. C’est très compliqué et très cher », déplore le coordinateur. Les réseaux mobiles et Internet font également défaut. On vit là dans l’oubli, cerné par le bruit des climatiseurs, les regards inquiétants des marabouts et le clapotement des trous boueux, où s’entassent les blindés et les conteneurs rouillés de l’ONU. Bentiu hurle la solitude, la paranoïa. En février, une humanitaire canadienne y a été violée.

L’après-midi, un soleil blanc, brûlant, s’abat sur le camp. En quelques semaines, la population y a doublé, passant de 50 000 à plus de 110 000 déplacés. Depuis le mois de juin, Médecins sans frontières (MSF) a traité près d’un tiers du camp contre le paludisme. Entre les baraques de tôles et de bois, le long des pistes blanches rectilignes et des chemins de boue, des enfants miséreux, innombrables, jouent, se baignent dans les tranchées, errent sans but ou s’effondrent au sol, inanimés.

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L’eau manque, la nourriture aussi. « Beaucoup de gens ont faim, il n’y a presque rien à manger », explique Matiek, grand Nuer de deux mètres, arrivé au camp il y a un an et demi, et qui tient une échoppe sur le marché du camp. Sa belle-sœur a débarqué le jour même, avec ses cinq enfants. Il va falloir les nourrir : ça l’ennuie beaucoup. « On n’a le droit qu’à un gros sac de sorgho par mois, qui contient à peine plus de 80 grammes de céréale par personne par jour : et c’est tout. Quand tu entres chez des gens ici, tu ne vois jamais de nourriture. »

La nuit, des coups de feu résonnent encore à l’intérieur du camp. MSF recueille en moyenne deux femmes violées chaque semaine. « Mais vu l’humiliation et la stigmatisation que cela représente dans la culture locale, nous ne recevons qu’une toute petite partie des femmes ayant survécu à des violences sexuelles, se désole Luigi Pandolfi, coordinateur de MSF pour Unité. La plupart ne viennent pas nous consulter. »

Chasse à l’homme

Malade dans l'antenne chirurgicale installée par Médecins  sans frontières, dans le camp de réfugiés de Bentiu.

Pour mener son offensive à Unité, l’armée fidèle au président Salva Kiir, la Sudan People Liberation Army (SPLA), s’est alliée à une tribu nuer de la région, qui lui est restée fidèle : les Bull Nuer. « Ils sont tous passés devant le camp le 16 juin, se souvient un humanitaire, encore sous le choc. Ils étaient 6 000, des enfants, entre 13 et 25 ans, armés de lances, de pistolets, et quelques AK47. Ils occupaient toute la route. Ils étaient si nombreux qu’ils ont mis deux heures à passer. »

Joli collier, petites boucles d’oreille, Martha est un peu l’élégante du camp. Sur ses ongles, elle a mis du vernis rose, écaillé par la marche pieds nus et la poussière brûlante. Son village, dans le comté de Koch, à une centaine de kilomètres au sud de Bentiu, a été attaqué au début de l’été par l’armée gouvernementale. « Les soldats de la SPLA tiraient sur tout le monde, sans distinction, même sur des enfants de 3 à 5 ans. Ils ont brûlé toutes les maisons, ils poussaient les gens dedans, avant d’y mettre le feu. » Martha compte sur ses doigts : elle a perdu ses trois frères. En une seule journée.

Juchées sur des blindés, aidées par les enfants soldats Bull Nuer, les troupes gouvernementales poursuivent les habitants du village, qui tentaient de fuir dans les marécages. « Le jour de l’attaque, mon fils gardait les vaches », raconte Mary, une amie de Martha, elle aussi originaire de Koch. « Quand les SPLA ont attaqué, il a essayé de protéger le troupeau et de s’enfuir. Les soldats l’ont poursuivi, l’ont tué, et ont emporté le bétail. » Pour s’assurer de bien avoir achevé les enfants, les blindés roulaient sur les cadavres après leur avoir tiré dessus. « Il avait dix ans », murmure Mary.

Martha pointe le sol du doigt. « Ils te disaient de t’allonger par terre, devant tout le monde. Ils violaient les femmes en public. Si tu refusais, on te tuait », raconte-t-elle. Ni les fillettes ni les grands-mères ne sont épargnées. « Il y avait même des femmes qui étaient là, les épouses des militaires. Elles dépouillaient les cadavres, prenaient leurs vêtements et les objets de valeur. Les corps étaient laissés nus », raconte Martha.

Violence incrustée dans le crâne

Des déplacées recherchent des membres perdus de leur famille  dans un registre établi le Comité international de la Croix-Rouge.

Les massacres ont payé : le gouvernement a progressé dans le nord de l’Etat, vidé de sa population. Les Bull Nuer ont eu droit de pillage, emportant des vaches par milliers, mais aussi des enfants, utilisés comme porteurs ou esclaves, et des femmes, emmenées de force dans des camps. Les chanceux ont rallié à pied le camp Bentiu, au bout de trois, quatre, cinq, parfois neuf jours de marche. Les autres, par milliers, se cachent encore dans le « bush », se nourrissant de nénuphars et de fleurs sauvages, lapant le marécage et attendant avec angoisse les largages de nourriture des humanitaires, délivrés par avion, qui tombent souvent directement dans l’eau.

Où étaient les combattants rebelles pour protéger les villages de Koch et de Guit ? Où étaient les hommes ? Partis. Dès qu’elles ont appris l’offensive, les troupes rebelles se sont retirées dans les marais. A Unité, la SPLA n’a d’ailleurs pas le monopole des atrocités. En mai 2014, la rébellion massacrait à Bentiu plus de 200 personnes, réfugiées dans l’hôpital et la mosquée de la ville, laissant, selon les mots mêmes de l’ONU, des « piles de corps » derrière son passage.

« Les soldats de la SPLA ont brûlé toutes les maisons, ils poussaient les gens dedans, avant d’y mettre le feu », raconte Martha, réfugiée au camp de Bentiu

« C’était pour nous venger des autres massacres ! », réagit Koang. Ce combattant rebelle de 39 ans est arrivé récemment au camp de Bentiu, marchant depuis Leer, la ville natale de Riek Machar, au centre de l’Etat, où les combats entre gouvernement et rébellion font toujours rage, afin de soigner sa femme enceinte, qui perdait du sang depuis plusieurs semaines. « C’est le gouvernement qui a commencé à nous attaquer. Ils nous tuent, car nous sommes fidèles à Riek Machar. D’ailleurs, à Leer, le jour de l’accord de paix, ils ont tué au moins quatre personnes », enrage-t-il.

Koang sourit en parlant des ruines, des pendus, des cadavres. La souffrance n’est pas une idée neuve au Soudan du Sud, où l’on se bat quasiment sans interruption depuis le milieu des années 1950. Elle est inscrite dans la chaire même de Koang, dont le front est zébré de six scarifications rituelles des Nuer. Une violence intégrée au corps, incrustée dans le crâne. « Dès que ma femme ira mieux, je retournerai me battre », assure le combattant. Unité sera-t-il l’Etat de la désunion ? « Les Dinka et les Nuer ne peuvent plus vivre ensemble. »

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