COP21 : les bidouilleurs de POC21 ont des plans pour la planète

A l'approche de la grande conférence sur le climat à Paris, des jeunes inventeurs soucieux d'écologie se sont réunis dans les Yvelines. Immersion, entre filtre de douche économe, éolienne à 30 euros ou tracteur à pédales...

Par Olivier Tesquet

Publié le 03 novembre 2015 à 06h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h54

Une tente kaki octogonale, quelques vivres entassés dans un coin, une chaise de camping. Un affable Allemand en sandales et polaire s'en extrait pour s'enquérir de notre identité et nous tend un règlement intérieur. En arrivant au château de Millemont, à mi-chemin entre Versailles et Dreux, on jurerait qu'on a mis les pieds dans une ZAD, une « zone à défendre », ces poches de résistance anticapitalistes érigées contre l'aéroport de Notre-Dame des Landes ou le barrage de Sivens. Et puis, après quelques pas, on aperçoit un dôme géodésique, comme une boursouflure biodégradable. C'est un premier indice : ces demi-sphères en treillis, réputées pour leur solidité, ont été popularisées après guerre aux Etats-Unis par Richard Buckminster Fuller, un inventeur millionnaire et prosélyte. Militant écolo avant l'heure, il pensait que le monde devait apprendre à faire plus avec moins de ressources. « Bienvenue à POC21 », peut-on lire sur un grand tableau en liège où sont punaisées des fiches orange.

A l'approche de la COP21, la grande conférence sur le climat qui débutera le 30 novembre à Paris, certains ont visiblement décidé de renverser l'ordre des lettres en même temps que les rapports de force. POC, comme proof of concept, « démonstration de faisabilité ». Comme « faire plus avec moins de ressources ». Pendant cinq semaines, plus de cent ingénieurs, designers, philosophes, ex-traders ou anciens squatteurs de douze pays ont accepté de venir phosphorer sous les moulures du château des Yvelines où Sofia Coppola a tourné certaines scènes de sa Marie-Antoinette. Douze projets ont été sélectionnés, sur plus de deux cents au départ. A la manoeuvre, les Français de OuiShare et les Allemands d'Open State, chantres de l'économie collaborative. Leur cahier des charges : travailler sur des idées participant à la transition écologique, matérialisées par un prototype, open source, c'est-à-dire sans propriétaire et libre d'être ­redistribué ou modifié. Avec un slogan affûté comme une formule publicitaire : « Sexy comme Apple, ouvert comme Wikipédia ». Parmi les projets sélectionnés, une éolienne à 30 euros qui permet d'alimenter vingt téléphones ou une pompe à eau avec quelques roues de vélo et trois heures de bricolage ; un boîtier qui permet de mesurer sa consommation d'électricité à domicile afin d'amorcer la transition vers les énergies alternatives ; un filtre de douche qui divise par dix la consommation d'énergie ; ou encore une anticuisine équipée, qui voudrait « refaire de nous des chasseurs-cueilleurs » et « des sauvages » grâce à la bioponie et au lombricompostage, soit l'action conjuguée de l'agriculture hors-sol (pour cultiver ses légumes) et des vers de terre (pour traiter les déchets).

POC21. Château de Millemont

POC21. Château de Millemont Léa Crespi pour Télérama

Dans cette atmosphère de concours Lépine recyclable, un autre projet charpente tous les autres : la vie en communauté. Le vénérable château, quatre fois centenaire, n'étant ni chauffé ni relié au tout-à-l'égout, il a fallu le rendre habitable. En deux semaines, équipes et bénévoles ont bâti un camp « zéro déchet », des douches à la cuisine, des lieux d'aisance au « lounge ». Désormais, des fils multicolores et des câbles Ethernet courent sur le parquet qui craque, et des savants fous crapahutent en chaussettes au milieu des imprimantes 3D, un Club-Mate — la boisson hautement caféinée que chérissent les hackers — à la main. Entre deux coups de marteau et trois équations, les naufragés volontaires doivent aussi se mettre au service de la collectivité, vider les toilettes au compost ou prendre leur tour de garde la nuit, en guettant les sangliers qui rôdent à la lisière du parc. « C'est le degré maximal de la vie en communauté », se réjouit Dominik Wind, l'un des fondateurs d'Open State, en s'affaissant dans un canapé moelleux. « Nous ne voulons pas uniquement fabriquer de meilleurs produits, nous voulons redéfinir la dynamique sociale. » Après quelques bugs d'organisation, la communauté de POC21 a trouvé sa vitesse de croisière. Benjamin Tincq, cofondateur de l'association OuiShare, renchérit : « Nous avons eu l'intuition qu'il fallait faire sortir les gens de leur quotidien. Ici, c'est un concentré de lien social où les idées germent en faisant la vaisselle, comme un hackathon (1) poussé à l'extrême. » De temps à autre, une guitare sèche se promène de main en main, l'un propose des cours de yoga, l'autre des massages afin de relaxer les participants. De quoi transformer ce camp de châtelains en Woodstock de la bidouille ? Dominik Wind a vite fait de nous ramener sur Terre : « Nous ne sommes plus dans une perspective hippie, il n'y a plus rien de romantique. Le réchauffement climatique tue des gens, il ne fera pas machine arrière et nous devons nous adapter. Mon rêve, ce serait de créer une imprimante 3D durable alimentée par l'énergie solaire, qui permette de fabriquer des pièces de rechange pour la machine que j'aurais créée. » L'autarcie survivaliste du Ravage de René Barjavel plutôt que le pastoralisme du Flower Power.

De 8 heures à minuit, les innovateurs de POC21 manipulent le bois et leurs intuitions, et jonglent avec l'esperanto des fab labs, ces lieux de fabrication décentralisés, sans brevet, qui fleurissent un peu partout en France. On cause « p2p learning », on pense « sustainable engineering », on fabrique « plug and play » et on s'étalonne grâce à des « reality checks ». Compris ? Mi-septembre, quelques jours avant la présentation des prototypes, les équipes redoublent d'activité. Certains foncent à Castorama pour se procurer des pièces manquantes, d'autres attendent nerveusement la livraison de commandes plus spécifiques afin de finir dans les temps. Dans « la factory » à ciel ouvert, entre deux ondées, les fraiseuses numériques croisent le fer avec les scies à métaux. Méticuleusement, ça cogite, ça soude, ça assemble. Les matériaux, les idées aussi. Outre des ateliers destinés à affiner les modèles économiques et de petites réunions quotidiennes et informelles, des conférences ont été programmées pour nourrir l'esprit des participants : Bruce Sterling, un auteur de science-fiction américain, figure du mou­vement cyberpunk, a livré sa vision des objets connectés, tandis que Michel Bauwens, l'un des théoriciens du pair-à-pair, est venu évoquer la question des communs (2) . Benjamin Tincq en a retenu ce diagnostic : « Nos sociétés traitent les ressources naturelles comme si elles étaient abondantes et les ressources intellectuelles comme si elles étaient rares. » A contrario, POC21 pollinise, mutualise, prône l'économie du don, veut ouvrir les boîtes noires industrielles pour libérer l'économie, et se demande s'il faut tout verser au domaine public. « Nous voulons être un virus ! s'enthousiasme Dominik Wind. Emparez-vous de nos idées, faites la même chose en les adaptant à vos besoins, à vos envies, à votre climat. »

Mathieu, membre du collectif Farming Soul, casquette des Colts de Minneapolis vissée sur le crâne, est du même avis. Avec deux amis, il planche sur le Bicitractor, un projet de tracteur à pédales avec assistance électrique. Conçu pour biner, sarcler ou désherber quelques dizaines de mètres de carottes ou de choux, il est calibré pour les fermes maraîchères de petite et moyenne taille. « Notre objectif est d'autonomiser les agriculteurs pour éviter qu'ils soient menottés aux banques, auprès desquelles ils s'endettent pour investir dans du matériel alors que 60 % des tâches ne nécessitent pas un gros tracteur », argumente-t-il. En guerre contre le discours machiniste et le culte du gros tracteur dans la France de la PAC, Mathieu affirme que le Bicitractor coûte moins de 1 500 euros, quand il faut en débourser 10 000 pour un tracteur d'occasion. L'idée est née au Chiapas, cet Etat mexicain secoué depuis vingt ans par les mouvements insurrectionnels zapatistes, qui réclament l'indépendance énergétique de la région. « Un membre de l'équipe a passé trois ans là-bas, raconte Mathieu. Il a découvert des centres populaires de recherche, qui ont vu le jour pour concevoir des machines à laver à vélo et des égreneurs de maïs, à destination de populations non raccordées à l'électricité. » Fidèles à ce sédiment quasi révolutionnaire, les membres de son collectif ne veulent pas faire commerce de leur invention : « On veut créer des ateliers pour que les agriculteurs les fabriquent eux-mêmes, en une semaine, en fonction de leurs besoins. » Associés à l'Atelier paysan, une structure d'autoconstruction, les concepteurs du Bicitractor ont déjà reçu une cinquantaine de commandes. « A terme, on aimerait qu'ils aient envie de construire d'autres machines et qu'ils puissent se passer de nous. » Cette volonté de distribution et d'autonomisation passe aussi par les usages. Les Allemands de Sunzilla, un groupe électrogène solaire, en ont pris conscience au fil des semaines, au contact de la communauté. D'abord pensé pour remplacer les générateurs électriques polluants dans des festivals qui souhaiteraient réduire leur empreinte carbone, le projet a élargi le champ d'action de ses panneaux argentés, qui lui donnent de faux airs de satellite en orbite. « Il pourrait également être utilisé dans des pays émergents ou dans des ­situations d'urgence humanitaire », se réjouit Leonie, une jeune Berlinoise ­diplômée en ingénierie.

POC21. Château de Millemont. 

POC21. Château de Millemont.  Léa Crespi pour Télérama

Plus loin, des docteurs en énergétique et en photonique (la branche de la physique qui s'intéresse à la conversion des signaux optiques) s'affairent autour de Solarose, un concentrateur thermique capable de générer de la chaleur entre 100 et 250 degrés, de quoi distiller des huiles essentielles ou pasteuriser du jus de pomme ; des designers industriels expliquent le fonctionnement de Nautile, une bouilloire biomimétique s'inspirant des propriétés physiques du toucan ou de l'ours polaire pour éviter le gaspillage. Aussi brillantes et séduisantes soient-elles, ces idées toucheront-elles un grand public qui recherche toujours un peu plus le confort et la faci­lité ? « Vous ne pouvez pas vous contenter de jeter votre idéologie open source à la face du monde, il faut rivaliser en ­attractivité », reconnaît encore Dominik Wind. Optimiste, il espère qu'au moins trois ou quatre projets pensés ici arriveront à percer. « D'ordinaire, nous sommes plutôt sur un ratio de 1 pour 250. » Son modèle ? Les réseaux antinucléaire allemands : « Pendant des années, ils ont été moqués, caricaturés comme des ­babas cool. Quand la catastrophe de Fukushima a eu lieu, plusieurs centaines de milliers de manifestants se sont rassemblés à Berlin et dans d'autres villes pour réclamer un passage aux énergies propres. Une telle mobilisation a été rendue possible non par Fukushima, mais par l'existence d'un mouvement profond et organisé. » Benjamin Tincq partage cette impression — et cette envie — d'être un poste avancé ­exposé à la curiosité et à la moquerie. « Il faut articuler notre réflexion autour de la transition écologique et du rapport au travail, résoudre l'obsolescence programmée et relocaliser la production », résume-t-il, ambitieux, avant de convoquer le philosophe André Gorz, l'un des pères spirituels de l'écologie politique : « Quand il parlait d'ateliers communaux et collaboratifs d'autoproduction, il décrivait sans le savoir les fab labs. » Au moment de présenter les prototypes au public, la joyeuse troupe a conscience qu'il manque encore un passage à l'échelle. Et pas forcément du petit vers le grand. A ­rebours de la chaîne industrielle, les inventeurs de POC21 ­rêvent de nous voir miniaturiser leurs idées pour construire de petits objets du quotidien. Ils ne veulent pas détruire les machines : ils veulent en reprendre le contrôle.

(1) Contraction de « hacker » et de « marathon », le terme désigne des sessions collaboratives de programmeurs informatiques, qui planchent sur un projet pendant plusieurs jours.

(2) L'idée selon laquelle une ressource, un bien ou un lieu est partagé par une communauté qui en organise les conditions d'accès et la préservation.

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