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Ils n’ont rien vu venir. Pourtant leur fils avait tout prévu. Un samedi soir d’automne, Yunes rend visite à son père, Armand*, comme il en a l’habitude. Il fait sa prière, reste une heure et s’en va. Nous sommes le 1er novembre 2014. Armand ne reverra plus son fils. Le lendemain matin, accompagné de sa femme et de sa fille, le jeune homme quitte Besançon, direction la Syrie. Les parents de Yunes mettront de longues semaines à réaliser l’impossible. Leur fils unique a rejoint les rangs de l’Etat islamique il y a maintenant un an. Lui qui fait «comme si tout était normal» à Raqqa. Lui qui a reçu les photos de décapitation envoyées par Yassin Salhi, l’auteur présumé de la tentative d’attentat à Saint-Quentin-Fallavier, en Isère.

Enfance et quête identitaire

Sur le bureau de sa chambre, Armand étale des dossiers, des albums photos, des bulletins scolaires. Et son «journal». C’est là qu’il consigne toutes les étapes de radicalisation de son fils. «1990, séparation.» Son divorce avec son ex-femme, Nejma*, constitue le premier événement marquant de la vie de Yunes, alors âgé de 5 ans. Les parents instaurent une garde alternée et Nejma s’installe avec un homme, père de deux filles. Mais Yunes refuse de «partager» sa mère avec son beau-père. Elle déménage donc, seule avec lui, à Vesoul. Née en Algérie, Nejma a quitté son pays et sa famille à 21 ans pour retrouver Armand en France, dans les années 80. «Elle, c’est la femme libre, son rêve était d’être pleinement indépendante», résume Armand, qui n’a jamais refait sa vie depuis leur séparation. Nejma va donc élever Yunes loin de ses traditions familiales. Avec Armand, lecteur de la première heure de Charlie Hebdo, elle a formé un couple résolument laïque.

C’est peut-être ce reniement des origines familiales qui va déboussoler Yunes. «Très jeune, il a été en indélicatesse avec ses origines», confie son père plusieurs fois lors de nos conversations. A 7 ans, le gamin choisit son deuxième prénom, Sébastien, pour se présenter à ses copains du camping. «Je criais : “Yunes !” Il ne tournait pas la tête», note le jeune retraité de l’enseignement privé, rencontré chez lui, à Besançon. Nejma, qui a fait le déplacement depuis Vesoul, précise : «Par la suite, ça a été tout l’inverse. Son drame, c’était de ne pas être typé arabe comme moi.»

Plus tard, Yunes remerciera sa mère de l’avoir circoncis à 7 ans. «Nous avons fait ça pour des raisons médicales, mais grâce à ça, Yunes se sentait musulman», analyse Nejma. Il faut dire qu’à l’école, surtout au lycée, les copains de Yunes sont musulmans. «Pour lui, comme j’étais algérienne, il était musulman. C’était naturel», rapporte sa mère.

Une conversion «toute naturelle»

En 2003, à 18 ans, c’est davantage pour se fondre dans le moule» que Yunes fait le ramadan. Le midi, il rentre déjeuner chez sa mère à Vesoul, mais fait croire à ses copains qu’il jeûne. «Un jour, il a oublié : il est revenu à l’école avec un chewing-gum. Ses amis l’ont traité de mytho», raconte sa mère, amusée. Parce qu’il n’a pas «la couleur de peau d’un musulman», ses camarades le surnomment «demi-halal», se souvient-elle, photos de Yunes enfant en main, avec ses boucles blondes et son teint clair.

Yunes jeune, DR

Yunes ne le supporte pas. «Mon fils est plus royaliste que le roi. Quand il fait quelque chose, il y va toujours à fond», décrit son père, tandis que Nejma ironise : «Il aime tout analyser». Ado, Yunes se passionne pour de nombreux univers, le mythe américain, les mangas japonais… Jusqu’au jour où il choisit définitivement sa «passion». Ce sera l’islam. Sans contact avec la famille de sa mère et très peu avec celle de son père, le garçon se cherche. «Yunes s’est retrouvé un peu sans racines. En choisissant l’islam, il renouait avec ses origines, il se construisait», analyse aujourd’hui Armand.

Nejma décide alors d’acheter le Coran en français à son fils. Puis, Yunes voudra apprendre l’arabe. Signe d’une radicalisation latente, il argumente des heures auprès de ses proches sur les bienfaits de l’islam. Jusqu’à cette drôle de surprise pour Nejma. «Il m’a dit tout content : “Je t’ai fait un cadeau maman !” Et là, il est arrivé avec une djellaba, une robe-sac affreuse qui traîne jusqu’en bas», raconte-t-elle. «Une parfaite chemise de nuit», rétorque-t-elle. Fin de la conversation.

«J’entendais des prières, des prêches, je me croyais dans une mosquée.»

Un jour, la mère de famille sature. «On ne pouvait pas avoir une discussion normale, il n’arrêtait pas avec son histoire de Coran», confie-t-elle. Après concertation avec Armand, Nejma envoie Yunes chez son père, à Besançon. Un bac ES en poche, Yunes s’inscrit à la faculté d’économie, en 2004. «Une année pour rien, où il a peut-être approfondi sa connaissance de l’islam et sa radicalité», avance son père. Sur les bancs de l’université, Yunes retrouve un petit groupe de convertis, qu’il avait connu au lycée, à Vesoul. Dix ans plus tard, six d’entre eux, trois couples, prendront un aller simple vers Raqqa en Syrie. Yunes finira par décrocher un DUT logistique. Le jeune homme sort très peu et passe ses journées rivé à son ordinateur. «J’entendais des prières, des prêches, je me croyais dans une mosquée», ironise Nejma.

A cette période, Yunes remue ciel et terre pour changer de nom et adopter celui de sa mère. Il contacte un avocat qui l’arnaque, en lui demandant 600 euros de frais de procédure, pour une démarche en réalité gratuite. Le jeune homme écrit même à Rachida Dati, à l’époque garde des Sceaux. Dans la réponse que lui adresse le ministère de la Justice, il est indiqué qu’il peut facilement adopter le nom de sa mère… mais à condition qu’il s’ajoute à celui de son père. Le changement paraît quelque temps après au Journal officiel. Satisfait, Yunes en conserve un exemplaire.

Mecque, mariages et prosélytisme

Nous sommes en 2006, voilà trois ans que Yunes a embrassé l’islam. Et son père commence à s’inquiéter. Il prend la plume pour rappeler son fils à la raison. «Je peux comprendre cette quête identitaire, cette volonté de changer de nom [...] mais je pense qu’elle traduit une fuite et un mal-être. Une identité ne se construit pas uniquement contre, ni sur le rejet de ce que représente ta famille, ni pour être accepté d’une communauté. Tu es né et tu as vécu en France, que tu le veuilles ou non, tu es Français, alors prends ce qu’il y a de bon dans celle-ci», le prévient son père.

Mais Yunes est déjà trop loin. En 2007, il est fiché par les services de renseignements pour son appartenance aux milieux salafistes algériens. «Il s’est imposé de plus en plus d’interdits moraux, refusant de serrer la main à une femme, mettant à distance les plaisirs de la vie, comme aller au cinéma ou écouter de la musique en dehors des nasheed [des chants religieux très utilisés dans les vidéos de l’Etat islamique, ndlr]», détaille son père, chez qui il vivait cette année-là.

Un an plus tard, Yunes projette un voyage en Algérie. Il compte épouser une femme de sa famille maternelle. Quand elle l’apprend, Nejma fait tout pour l’en empêcher. «Mes parents sont très modérés. Mon père ne m’a jamais obligé à porter le voile», explique sa mère, qui n’aurait pas assumé devant sa famille la radicalité de son fils. Yunes renonce finalement.

Le jeune homme n’a plus qu’à trouver une femme en France. Entre 2010 et 2012, Yunes va se marier religieusement à quatre reprises, avec des femmes rencontrées sur Internet ou présentées par des «frères». Armand a consigné tous les mariages dans son journal. Le premier est célébré en octobre 2010, à Porto-Vecchio, après six mois d’une relation entretenue en ligne. Mais l’union prend fin quelques mois plus tard. La jeune épouse, âgée de 18 ans, trouve Yunes trop radical. Lors d’un passage en Corse, il est interpellé en train de faire sa prière dans le hall de l’aéroport. Puis relâché.

«La Mecque, pour lui, c’était le paradis.»

La deuxième femme de Yunes, âgée 26 ans, trouve, elle, le jeune homme trop léger dans sa pratique de l’islam. Cette fois, Yunes est amoureux, et il veut prouver à son épouse qu’il peut devenir un «bon musulman». Sandra de son vrai prénom – Yunes lui avait choisi celui de Siham* – l’incite à réaliser le grand pèlerinage à La Mecque. En novembre 2011, après avoir rassemblé 4 000 euros, soit une grande partie de ses économies, le jeune homme de 26 ans entreprend seul son voyage de trois semaines. Une démarche qui fait exception à son âge. «La Mecque, pour lui, c’était le paradis», se remémore Armand. Siham le quitte à son retour. «Il m’appelait tous les soirs pour pleurer sur sa rupture», se souvient sa mère, devant Armand qui n’avait pas connaissance de cette histoire.

De retour au sein de l’entreprise de composants électroniques où il travaille depuis plus d’un an, Yunes ne supporte plus les blagues «en dessous de la ceinture» de ses collègues. Son patron, lui, ne tolère plus le prosélytisme de Yunes. «C’était pourtant une entreprise très souple, avance sa mère. Il pouvait faire sa prière, mais il est allé trop loin.» En janvier 2012, sa mission d’intérim n’est pas renouvelée. Toujours installé chez son père, il vit alors sur son allocation chômage. Au printemps 2012, nouveau mariage, nouveau «divorce» trois semaines plus tard.

Nadia* sera finalement «la bonne». La jeune femme, âgée de 20 ans à l’époque de leur rencontre, est née de parents tunisiens, qui pratiquent un islam plus culturel qu'engagé. Elève travailleuse, ayant choisi de porter le hijab, elle se serait radicalisée en Belgique, alors qu’elle suivait des études d’infirmière. Contre l’accord des parents de la jeune femme, le couple se marie religieusement et civilement en octobre 2012. Yunes prend Armand comme témoin et Nadia choisit Nejma. C’est dans une grande salle vide de la mairie de Besançon, avec pour seuls invités les parents de Yunes, que le couple se dit oui.

Quelques mois plus tard, le 24 avril 2013, naît la petite Soraya*. Les parents de Yunes la voient toutes les semaines. Mais l’arrivée de l’enfant ne freine pas la radicalisation de leur fils. Barbe longue et djellaba, le jeune homme cherche à se faire remarquer. «Quand il allait me récupérer à la gare, il lançait des regards aux gens, pour voir s’ils le regardaient», se souvient Nejma, qui travaille dans un organisme d’insertion socioprofessionnelle.

Après quinze mois de chômage, Yunes touche à présent le RSA. «C’est là qu’il se radicalise pour de bon», nous confie sa mère. Selon les enquêteurs, à cette même période, il fréquente plusieurs mosquées salafistes de Vesoul, Besançon et Pontarlier. A celle de Sunna, dans le quartier Saint-Claude de Besançon, Yunes côtoie Yassin Salhi, l’auteur présumé de la tentative d’attentat à Saint-Quentin-Fallavier, en Isère, qu’il connaît depuis 2006. Selon les enquêteurs, les deux hommes participent à des réunions, au cours desquelles ils parlent du jihad, de la Syrie, mais aussi du Mali.

Endormir ses parents et partir

Lors de ces rencontres clandestines, Yunes nourrit ses envies de départ. Il prépare secrètement son voyage en Syrie et veille à «endormir» ses parents. Au sujet de l’Etat islamique, «il m’a dit plusieurs fois que ce groupe terroriste discréditait l’islam», rapporte Armand, devant Nejma qui a eu le droit au même discours. Yunes n’en pense pas un mot.

Les mois précédant son départ, le couple prend bien soin de ne pas changer ses habitudes. Au moins une fois par semaine, Yunes et Nadia rendent visite à Armand. Nejma, qui vit à Vesoul, n’est pas en reste. Elle dîne souvent avec le couple et fait parfois office de baby-sitter pour Soraya.

«Il nous a dit qu’il allait partir à Bruxelles pour chercher du travail.»

Fin octobre, Nejma accompagne sa belle-fille faire une razzia de courses, pour acheter des vêtements d’hiver à Soraya, alors âgée de 18 mois. «J’étais surprise, elle avait acheté un épilateur électrique. Avec du recul, je me dis que c’était parce qu’il serait difficile de s’en procurer en Syrie», suppose Nejma. Le 25 octobre 2014, elle voit sa petite-fille pour la dernière fois.

«Il nous a complètement bernés. Il nous a dit qu’il allait partir à Bruxelles pour chercher du travail», se rappelle Nejma. La veille du départ, c’est avec Armand que la famille passe sa dernière soirée. Yunes en profite pour transférer les photos de son téléphone portable sur l’ordinateur de son père. Le lendemain, il prend la route avec sa femme et sa fille. Le soir même, il appelle sa mère, et lui assure qu’il est bien arrivé dans la famille de Nadia où il avait indiqué qu’ils feraient une halte, avant de rejoindre la Belgique.

Mais rapidement, Armand sent que la situation est anormale. Il cherche à entrer en contact avec son fils. «Bientôt de vos nouvelles ?», peut-on lire dans un mail du 11 novembre. «Et vous ?», envoie-t-il quelques jours plus tard. «Nadia, pourquoi aucune nouvelle ?», questionne-t-il encore. Après trois semaines sans nouvelles, «je commençais à avoir les boyaux qui se tordaient», se rappelle Armand. Le grand-père écrit alors un mail en s’adressant à sa petite-fille : «Je pense que, si tu le pouvais, tu me répondrais avec ton sourire si ravissant. […] Et n’oublie pas d’embrasser ton papa même si parfois peut-être il te gronde.»

Faute de réponse, une enquête familiale commence. Contacté par Armand, le père de Nadia l’informe que le couple n’est jamais venu leur rendre visite en région parisienne. Les deux hommes se rendent à la mosquée du quartier Saint-Claude, à Besançon. L’imam salafiste leur lâche : «Ne vous faites pas trop d’illusions, Yunes est probablement en Syrie.»

La journaliste Cécile Bouanchaud raconte sa rencontre avec les parents de Yunès.

Avec l’accord d’Armand et de Nejma, le père de Nadia dépose plainte contre Yunes auprès du commissariat de Besançon. La machine judiciaire est lancée. Yunes est inscrit au fichier des personnes disparues avec mise en danger. S’il tente de passer une frontière au sein de l’espace Schengen, il sera interpellé. «Mais c’était trop tard», lâche Armand, les yeux rivés sur son journal.

Début décembre, les enquêteurs perquisitionnent le domicile de Yunes et Nadia. «C’était comme s’ils étaient simplement partis faire des courses : tout était là, rangé, les jouets, les vêtements. Trois choses manquaient : les deux ordinateurs portables et le téléphone de Nadia», raconte Armand. Le téléphone de Yunes, vide de tout contenu, échappe à la vigilance des enquêteurs. Nejma le retrouve dans l’appartement le soir même. Un détail qui aura son importance plus tard.

Lors de la perquisition, le regard d’Armand se pose sur un livre, les Soldats de lumière, de Malika El Aroud. Témoignage de la conversion et du parcours de combattante de l'épouse de l'assassin du commandant Massoud. Une référence pour les aspirants au jihad. C’est ce même livre qui avait été retrouvé chez Chérif Kouachi, mais aussi chez Hayat Boumeddiene, la femme d’Amedy Coulibaly, l’auteur de la tuerie de l’Hyper Cacher.

«C’était comme s’ils étaient simplement partis faire des courses : tout était là.»

Les parents envisagent alors l’impensable. «Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il serait capable d’aller en Syrie. Nos discussions s’arrêtaient sur le fait qu’il ne trouvait pas sa place en France. Il n’y avait aucun lieu dans le monde qui pouvait correspondre à ses idéaux. Et là, miracle, juillet 2014 : l’organisation Etat islamique autoproclame son califat», se souvient Armand.

Il écrit au couple : «Salem Nadia et Yunes, nous espérons que dans le territoire où vous avez choisi de vivre, vous êtes en sécurité et en sérénité avec vous-même et que vous pourrez bientôt donner des nouvelles. Nous pensons tellement à Soraya, à sa santé, à son sourire, à ses “conversations”, à sa curiosité.»

Nouveau message pour obtenir une réponse. Armand s’adresse cette fois à son fils en termes élogieux. «Je sais ton intelligence redoutable, même si nous n’étions pas d’accord, je sais ta mémoire qui m’impressionnait, je sais qu’au fond de toi, il y a du bon, alors casse ce silence tellement inquiétant», peut-on lire dans un message envoyé le 11 décembre. Durant cette période, Armand communique régulièrement avec Nejma, avec qui il partage ses inquiétudes.

A «J+57», le 28 décembre, arrivent les premières nouvelles de Syrie. «Nous sommes en sécurité dans le territoire où nous avons choisi de vivre et nous sommes enfin en sérénité avec nous-mêmes ! Je comprends que vous soyez effrayés, inquiets, que vous ne compreniez pas, mais pour vous rassurer, c’est un choix que l’on a fait séparément. Je vous embrasse très fort ainsi que Soraya», écrit Nadia dans un mail envoyé aux parents de Yunes. A cette période, Nadia est seule avec sa fille dans une ville syrienne frontalière de la Turquie. Yunes se trouve dans une autre ville, où sa motivation est mise à l’épreuve. L’EI veut s’assurer qu’il n’est pas un espion. Et qu’il est prêt à combattre. Une période d’environ huit semaines durant laquelle le couple n’était pas autorisé à communiquer.

La tuerie à «Charlie Hebdo», point de non-retour

Pour ne pas les brusquer, Armand répond sans colère : «J’espère que ce lieu correspond à vos attentes, que Soraya s’est fait des copines et qu’elle est pleine de santé. Je l’embrasse très fort ainsi que toi et Yunes», écrit-il. A cette période, toute la famille d’Armand est appelée à la rescousse : la sœur de ce dernier écrit plusieurs mails au couple. La démarche semble porter ses fruits. Le 31 décembre, Yunes écrit à son tour à sa famille. «Tout va bien ici hamdulillah, bien mieux qu’en France, c’est incomparable. Nous sommes en sécurité ici et ne manquons de rien. Je vous aime.» Quatre jours plus tard, le couple est réuni et appelle Armand et Nejma. Nous sommes le 3 janvier.

Le 7 janvier, les frères Kouachi s’introduisent à Charlie Hebdo, et déciment la quasi-totalité de l’équipe. Le soir de la tuerie, Armand ne peut s’empêcher de penser à son fils, qui avait brûlé un de ses ouvrages de Charb.

Quelques jours plus tard, Yunes dit laconiquement à sa mère : «Ils ont eu ce qu’ils méritaient.» Armand est sous le choc. «Charlie Hebdo, j’y suis abonné, je les suis depuis le tout début, il y en a partout chez moi», confie-t-il. Le 10 janvier, jour de la mobilisation à Besançon, Armand se livre à Nejma par mail : «Pour Wolinski, Cabu, Honoré, Charb, Tignous, Oncle Bernard, Elsa Cayat – les sept que je lisais toutes les semaines – et les autres, j’ai versé des larmes contre mon sang.»

Pour Armand, le mois de janvier marque une coupure dans sa relation avec son fils. «Père lecteur de Charlie Hebdo et fils salafiste ! Le monde postmoderne est surréaliste», peut-on lire dans son journal. A présent, c’est pour Soraya qu’Armand garde le contact avec «ses Syriens». Il fait le choix de ne s’adresser qu’à elle. Le 24 de chaque mois, il a son rituel. Pour l’anniversaire de «son petit clown», il lui écrit des poèmes. «Il y a vingt mois, on a mis au monde ta jolie frimousse. [...] Devant mes yeux se trouvent les marques de tes menottes

«S’il n’y avait pas Soraya, je suis sûr que l’on ne garderait pas le contact comme ça.»

Dans d’autres messages, il lui rapporte ses activités de grand-père fraîchement à la retraite, ses balades à vélo et ses trails dans les montagnes. Il réclame une adresse pour envoyer les tartelettes aux amandes. «S’il n’y avait pas Soraya, je suis sûr que l’on ne garderait pas le contact comme ça. On espère que la petite revienne», admet Armand.

Le journaliste de «Libération» Luc Mathieu évoque la vie des jihadistes à Raqqa (Syrie)

Dans l’espoir de les voir revenir, Nejma discute, elle, tous les jours, via WhatsApp, avec son fils et sa belle-fille. Durant le printemps, ils échangent des photos et des nouvelles de leur «petite rebelle» et quelques informations sur leur vie à Raqqa. Pour 750 euros par mois – le solde mensuel d’une famille avec enfant – Yunes serait chargé de contrôler la marchandise transitant dans la ville. Il assure à sa mère qu’il ne participe pas aux combats, même s’il lui a confié avoir un nom de combattant, que l’on peut traduire par «le Français en état de prosternation devant Dieu». Nadia, elle, semble mener une vie épanouie de femme au foyer. «Elle n’arrête pas de m’envoyer des photos de ce qu’elle prépare à manger et des recettes», détaille Nejma.

Une vie qui ressemble à celle de tout expatrié vivant à l’étranger. A quelques détails près. Les photos de Soraya sont prises sur les berges de l’Euphrate. Yunes fait parfois poser sa fille l’index pointé vers le ciel, signe distinctif des membres de l’Etat islamique. Sur son profil WhatsApp, Yunes arbore la photo de Jihadi John, le bourreau soupçonné d’avoir décapité les otages occidentaux.

Malgré les provocations de son «barbu de fils», Nejma reste dans une perpétuelle attente de nouvelles. «La journée type ressemble à un cauchemar. Le soir, je suis sur mon téléphone, on se dit bonne nuit, via WhatsApp. Le matin, je prends mon café en lisant les infos. Si je vois qu’il y a des raids aériens, c’est l’angoisse, jusqu’à ce qu’il se connecte», raconte Nejma, les yeux rivés sur son téléphone qui ne cesse de sonner. Depuis le départ de Yunes, elle s’est inscrite à toutes les alertes mobiles concernant l’Etat islamique.

«Même moi, j’aurais pu me laisser avoir par le message “Il faut aider le peuple en Syrie”.»

Car Nejma ne se contente pas des nouvelles données par son fils. Elle consulte Twitter et les sites pouvant lui donner la moindre information sur la vie à Raqqa. Pour en parler à Yunes, elle s’inflige des dizaines de vidéos de décapitations perpétrées par le groupe terroriste. Elle a même visionné le film de propagande, 19HH, en référence aux 19 terroristes impliqués dans les attaques du 11 septembre. Cette série de «films documentaires», longue de trois heures, est le principal point d'entrée dans l'autoradicalisation. «C’est vrai que c’est bien fait. Même moi, j’aurais pu me laisser avoir par le message “Il faut aider le peuple en Syrie”», confie Nejma, devant Armand qui, pour se protéger, préfère ne pas s’infliger ces images. Quand Nejma interroge son fils sur les risques qu’il fait encourir à sa famille, Yunes assume avec une conviction désarmante. «Plutôt mourir maintenant en terre d’islam, que de vivre jusqu’à 60 ans en France, en terre de mécréants», rétorque-t-il.

«Je suis en partie la cause de tout ça»

Couper les ponts, Nejma a été contrainte de le faire quand les policiers lui ont pris ses téléphones, après la tentative d’attentat perpétré par Yassin Salhi, en juin dernier. Ce jour-là, Nejma a une intuition. Elle se souvient du nom de Salhi pour l’avoir lu sur le téléphone retrouvé chez Yunes lors de la perquisition. Elle lui demande ce qu’il pense de l’attaque perpétrée par Yassin Salhi. «Je le connais, c’est un bon frère à moi. J’ai même reçu des photos de lui», lâche-t-il à sa mère, la sommant de ne rien répéter. Pourtant, Yunes va plus loin dans les confidences : «Je suis une des causes de tout ça.» Habituée aux mensonges de son fils, elle lui demande de voir les photos. Il refuse. Et explique qu’il «n’a pas l'autorisation de l'Etat islamique». Yunes se déconnecte de WhatsApp.

Le profil mystérieux de Yassin Salhi Faut-il déceler dans le geste de Salhi une intention jihadiste ? Dans son rapport, Daniel Zagury reste prudent. Il note que Yassin Salhi s’inspire «de la martyrologie radicale islamiste» et qu’il entend «laisser de lui une trace perçue comme héroïque». En garde à vue, Salhi a affirmé avoir voulu se suicider en projetant son véhicule contre l’entrepôt. Une version appuyée par Alexandre-Luc Walton et Patrick Maisonneuve, les avocats de Salhi, qui ne voient «ni dans son parcours ni dans ses propos un homme embrassant la cause jihadiste». Toutefois, les policiers relèvent que Salhi est connu pour sa radicalité depuis treize ans, qu’il a fait l’objet d’une fiche S - pour sureté de l’Etat - de 2006 à 2008, et qu’il dispose, avec Yunès, d’au moins un contact établi au sein de l’Etat islamique (EI). «Mon seul ami», a reconnu Salhi.

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Le journaliste de Libération Willy Le Devin revient sur l'affaire Salhi

Deux jours après, les enquêteurs perquisitionnent le domicile de Nejma et récupèrent les téléphones portables qui lui permettent de communiquer avec Yunes. Armand décide de briser le silence avec son fils. «Jusqu'où vas-tu entraîner ta famille et impliquer Nadia et Soraya au nom d'une idéologie politico-religieuse totalitaire ? [...] Ton père agnostique, pour qui l'autre, y compris toi, est une part de la richesse humaine et non un ennemi à éliminer», écrit-il, transférant, comme à chaque fois, le message à son ex-épouse. Dans sa réponse, Yunes lui présente d’abord ses excuses. Puis lui reproche de ne pas lui demander sa version des faits. «Quelle est ton implication dans cette affaire ?», l’interroge Armand. Yunes n’a jamais répondu à cette question.

Depuis cette date, les échanges se font beaucoup plus rares. Durant l’été, l’Etat islamique, qui souhaite désormais contrôler toutes les informations, aurait coupé la connexion Internet des habitants de Raqqa. Fait troublant, venant accréditer la piste d’une restriction des communications, les deux seuls messages de Nadia ont été envoyés à la même heure, 21h29. Dans un mail envoyé en juillet, Yunes indique : «Internet est difficile maintenant ici.» Si elle n’envoie plus aucune photo, Nadia donne quelques nouvelles succinctes de Soraya. Et en conclusion de ses deux messages, les mêmes mots : «Vous nous manquez, des gros bisous.»

«On ne le rattrapera pas. Il préférera rester là-bas.»

Ces mots, Nejma les a retournés des centaines de fois dans sa tête. Ils lui font dire aujourd’hui que son fils et sa belle-fille «déchantent». «Il se sent piégé. Il voit que ce n’est pas complètement ce à quoi il s’attendait», s’inquiète Nejma.

Mais l’éventualité d’un retour semble peu plausible. D’autant plus qu’en France, depuis l’affaire Salhi, Yunes est attendu par la justice. «Quand j’essaye de penser avec raison, quand je vois son cheminement, je me dis qu’on ne le rattrapera pas. Il préférera rester là-bas», estime son père, pour qui l’acceptation du non-retour constitue une forme de deuil.

Un deuil auquel Armand et Nejma ne peuvent s’empêcher de penser alors que les bombardements sont de plus en plus réguliers à Raqqa. Nejma a pris l’habitude de vivre avec ses idées noires : «Parfois j’espère qu’ils vont bombarder là-bas, comme ça c’est fini, comme ça je peux faire mon deuil. Je suis tiraillée. Je ne veux pas que ces barbares gagnent, mais je ne veux pas qu’ils perdent. Parce que dans les deux cas, on est perdant. Dans les deux cas, je perds mon fils.»

* Les prénoms ont été modifiés dans le texte et les mails.
* Une version précédente de cet article a attribué par erreur 19HH à l’Etat Islamique.

Texte : Cécile Bouanchaud
Photos : Edouard Elias
Production : Libé Six Plus