Personne, ou presque, ne parlait d'"ubérisation" il y a six mois. Les violences des taxis contre leurs concurrents d'UberPop ont éveillé les consciences. Depuis, l'ubérisation est mise à toutes les sauces et accusée de tous les maux. Même ceux qui cernent mal sa signification ont compris qu'elle allait tuer leur emploi: ces plates-formes qui mettent en relation les clients (pour un taxi, une chambre d'hôtel, une voiture de prêt, etc.) avec des particuliers "fournisseurs", vont se généraliser et obliger les salariés des entreprises court-circuitées à se mettre à leur compte. Le syndrome du "tout ou rien" a frappé.

Publicité

A tort. Tout n'est pas ubérisable. Bien sûr, on peut désormais appeler un médecin aux Etats-Unis, via une plateforme Internet, mais cela fait disparaître le job de la secrétaire, pas celui du médecin. Pour les taxis, des postes de chauffeurs sont supprimés dans les compagnies, mais Uber en crée d'autres, et le jeu est à somme nulle, voire positive (si l'on oublie que certains ont payé très cher leur licence). En revanche, les particuliers qui prêtent leur voiture, leur maison, ou vendent des parts de choucroute pour arrondir leurs fins de mois font disparaître des postes dans les restaurants, les hôtels ou les sociétés de location. Mais combien?

Quels emplois détruits?

Une étude de l'Observatoire du long terme a évalué les dégâts. En distinguant trois sortes d'emplois: les emplois de production (éleveur, maçon, collecteur de déchets...), les emplois de conception (chercheur, développeur informatique, enseignant...) et les emplois d'interaction (commerçant, restaurateur, agent immobilier ou de voyages...). Les premiers subissent depuis longtemps la dictature des gains de productivité liés à la robotisation, et les seconds sont concurrencés par l'intelligence artificielle. Mais il ne s'agit pas d'ubérisation.

En revanche, certains métiers d'interaction peuvent être ubérisés (commerce de détail, services immobiliers, agences de voyages à faible valeur ajoutée...). Plus généralement, la manière dont seront contactés bon nombre de professionnels - infirmières, couvreurs, manucures... - peut être ubérisée, mais le métier lui-même continuera d'exister.

Finalement, le modèle de l'Observatoire du long terme estime l'emploi "ubérisable à moyen terme" à 14% du total, soit 1 emploi sur 7. Un ordre de grandeur qui, estime l'un des coauteurs de l'étude, Vincent Champain, peut se révéler imprécis à 3 points près, mais qui est "infiniment plus juste que les 100% parfois avancés".

La "destruction créatrice" chère à Joseph Schumpeter provoque chaque année en France la disparition de 15% des jobs en raison de l'évolution technologique, des impératifs de compétitivité, ou des modes de consommation. En comparaison, les 14% liés à l'ubérisation qui, eux, seront étalés sur une bonne décennie, ne représentent que de 1 à 2% par an. Au fond, Uber est un petit joueur face à Schumpeter.

Quels emplois sauvés?

D'ailleurs, aux Etats-Unis, où l'on tente depuis plusieurs années de comptabiliser les emplois d'indépendants créés par l'ubérisation, les statisticiens s'étonnent: ces "auto-entrepreneurs" n'apparaissent pas. Le nombre de selfemployed individuals a même tendance à baisser. Et, en France, si le nombre d'autoentrepreneurs a explosé, ce n'est pas depuis un an, en raison de l'ubérisation, mais depuis neuf ans: le nouveau statut créé par Hervé Novelli et l'envolée du chômage ont donné aux Français l'envie ou l'occasion de créer leur propre activité.

Il est au moins un univers dans lequel le développement des plates-formes sera une bénédiction pour le producteur comme pour le client. L'ubérisation de l'agriculture pourrait sauver bien plus d'emplois qu'elle n'en détruit. Lepaysan.net ou Directetbon.com permettent déjà aux producteurs de viande, de fruits ou de légumes de vendre directement aux consommateurs. Si les intermédiaires montrés du doigt ces dernières semaines ne peuvent prouver leur apport à la chaîne de la valeur, ils seront, pour le bien commun, ubérisés.

Publicité