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France

Fraude fiscale: les gros poissons passent souvent à travers les mailles du filet

Après la démission, en mars 2013, pour fraude fiscale, du ministre du Budget Jérôme Cahuzac, le gouvernement a décidé de prendre tout un train de mesures pour lutter contre ce phénomène de grande ampleur. Jusqu'à 80 milliards d'euros échappent en effet chaque année à l'économie française. Pourtant, les moyens mis en œuvre ne correspondent guère aux enjeux, et les plus sanctionnés ne sont pas forcément les plus gros fraudeurs...

Le ministère de l'Economie et des Finances, à Bercy (Paris).
Le ministère de l'Economie et des Finances, à Bercy (Paris). AFP / Loic Venance
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L'affaire Cahuzac a créé une telle onde de choc en France qu'il devenait impératif de renforcer considérablement la lutte contre la fraude fiscale, estimée à 50-80 milliards d'euros par an.

Pour limiter cette saignée, dans une France déjà bien exsangue, plusieurs mesures ont été prises en une année à peine : création d'un délit de fraude fiscale en bande organisée ; allongement du délai de prescription de trois à six ans ; protection accrue des lanceurs d'alerte ; mise en place d'un statut de « repenti » ; possibilité de recourir à tout type de preuve, licite ou non, comme par exemple la liste de la banque HSBC.

Un super procureur financier à compétence nationale a même été institué, et son poste confié récemment à la très discrète magistrate Eliane Houlette.

Pourtant, en dépit de ces efforts législatifs louables, la lutte contre la fraude fiscale patine. Elle est bien loin de donner les résultats escomptés : sur plus de 50 000 dossiers de contribuables indélicats examinés chaque année, un millier seulement donne lieu à des poursuites et on compte sur les doigts d'une seule main les fraudeurs actuellement en prison. La plupart du temps, ils écopent d'une peine avec sursis, ou bien d'une amende, généralement négociée discrètement avec l'administration fiscale.

Il est vrai que le système n'a pas beaucoup évolué en trente ans. Il est aujourd'hui rouillé, à bout de souffle, et peu motivant pour les agents chargés du contrôle. Sachant que leurs directeurs attendent des résultats, ces derniers ont plutôt tendance à choisir les dossiers les plus faciles, les plus rapides, les moins tortueux : une absence banale de déclaration, ou bien une TVA escamotée...

Du coup, ce ne sont pas les dossiers les plus importants en termes de volume qui sont privilégiés mais les plus rentables immédiatement. Les gros poissons passent généralement entre les mailles du filet ! Les contrôleurs privilégient aussi les affaires ayant une valeur d'exemplarité : entre un artisan qui travaille d'arrache-pied et un chef d'entreprise ayant commis des actes répréhensibles, c'est sans aucun doute le second qui sera poursuivi le plus facilement.

« Dans les affaires les plus complexes, l'administration fiscale s'avère traditionnellement plus prudente car elle n'aime pas perdre », décrypte l'avocat fiscaliste Eric Ginter, du cabinet Hoche. Dans l'affaire Wildenstein par exemple, du nom du célèbre marchand d'art, l'Etat a mis plus de dix ans à prouver l'existence d'une évasion fiscale organisée, en dépit des preuves flagrantes qui s'accumulaient...

Faire sauter « le verrou de Bercy » ?

Il existe un autre frein, peu connu du grand public, et qui nuit gravement aux efforts de transparence affichés par le gouvernement actuel. Ce mécanisme, unique en Europe, a été surnommé le « verrou de Bercy » par les initiés. Il est aujourd'hui extrêmement contesté par les organisations non-gouvernementales du genre de Transparency International, par des magistrats, et même par des hommes politiques très marqués à gauche.

De quoi s'agit-il exactement ? Une fois qu'ils ont été repérés par l'administration fiscale, les dossiers des contrevenants remontent, département par département, vers Bercy. Ils sont examinés en dernier ressort par la Commission des infractions fiscales (CIF), composée de membres honoraires ou à la retraite du Conseil d'Etat, de la Cour des comptes, et désormais de la Cour de cassation.

S'ils rendent un avis négatif, l'affaire est enterrée ; dans le cas contraire, le ministre du Budget peut (ou non) poursuivre en justice. Il s'agit d'une prérogative laissée entièrement à sa discrétion, dans tous les sens du terme.

Certains n'y voient rien de choquant. Après tout, le ministre des Finances est bien celui qui se trouve en haut de la pyramide : à lui d'arbitrer in fine. Pour d'autres, on est là quasiment au cœur d'un « cabinet noir », au sein même de l'Etat, en un lieu stratégique, où se prennent des décisions qui peuvent engager l'honneur du pays. De fait, il n'y a pas si longtemps, c'est un certain Jérôme Cahuzac qui pouvait décider du sort d'entreprises ou de particuliers en délicatesse avec le fisc... alors que lui-même détenait des comptes grassement alimentés à l'étranger.

Qu'est-ce qui garantit aujourd'hui que le cas ne pourrait pas se reproduire ? Qu'est-ce qui garantit que le ministre, quel qu'il soit, ne sera pas tenté un jour ou l'autre de protéger l'une de ses connaissances ?

Pour le sénateur communiste du Nord, par ailleurs membre de la Commission des finances, Eric Bocquet, « le verrou de Bercy est une anomalie et une aberration ! C'est un monopole de l'administration fiscale, du ministre, de donner suite ou pas à des signalements de présomption de fraude fiscale. La justice ne peut pas s'autosaisir. Ce verrou est complètement désuet, il est temps de le supprimer ».

Pourtant, Bercy fait de la résistance et Bernard Cazeneuve a même obtenu l'arbitrage en sa faveur du président de la République. Très remontés après les auditions qui ont eu lieu dernièrement chez eux, les sénateurs n'ont pas dit leur dernier mot. « Il faut faire sauter le verrou de Bercy ! », sonne comme un cri de ralliement, surtout au moment où la crise économique et sociale gagne de l'ampleur, où le fardeau fiscal pèse de plus en plus sur les Français, où l'injustice vécue au quotidien risque de mener lors des municipales et des européennes à un vote extrémiste.

11 000 « repentis » se sont dénoncés

En attendant, le ministre ne ménage pas ses efforts. Il est tout fier d'annoncer que déjà 11 000 « repentis » ont choisi de faire amende honorable en rapatriant en France leurs capitaux placés à l'étranger. Pour un montant total d'un milliard d'euros. L'annonce semble fracassante... sauf qu'il convient, là encore, de la remettre dans son contexte. D'abord, ce n'est pas tant la peur du gendarme ou la mansuétude de Bercy qui invitent les fraudeurs à la conversion, mais bien plutôt les banquiers étrangers (surtout les banquiers suisses) qui cherchent à se débarrasser des comptes à problèmes.

De 500 000 euros à 1,5 million d'euros, un client français est désormais un gêneur. En dessous, il a pris ses dispositions pour ramener ses fonds par d'autres moyens ; au-dessus, il est déjà au loin... Ensuite, selon l'avocat fiscaliste Eric Ginter qui accompagne en ce moment même certains de ces « repentis », ce sont en réalité 50 000 fraudeurs qu'il faudrait en réalité « récupérer » !

Enfin, partant du principe qu'une vingtaine de personnes sont affectées à cette tâche exclusivement à Bercy et qu'il faut environ deux à trois jours pour ficeler un dossier correctement, « il faudra au moins vingt-cinq ans pour résorber le tout ! ». Eric Ginter sait de quoi il parle : il a travaillé pendant dix ans dans l'administration fiscale.

 

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