En finir avec la croissance pour construire un monde plus juste, plus solidaire et plus respectueux de l’environnement. Voilà à quoi peut conduire la transition énergétique et écologique, selon Jean Gadrey. L’économiste y voit une opportunité et non une régression sociale et économique décriée par certains. Militant associatif, notamment au sein d’Attac, c’est sous ce prisme qu’il regarde la COP21. Un évènement dont il n’attend pas grand-chose si ce n’est une forte mobilisation de la société civile. Entretien.

Novethic. Quels peuvent être les impacts de la crise climatique sur l’économie ?  
Jean Gadrey. Il y a d’ores et déjà des impacts même si ce n’est rien par rapport à ce qu’il risque de se produire. Les pays sont plus exposés aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans aux cyclones, aux tempêtes, aux inondations, à la sécheresse, aux événements climatiques extrêmes… Mais si on ne fait pas ce qu’il faut à temps, la crise climatique va avoir des impacts bien plus importants y compris sur le fonctionnement de l’économie.  
Deux rapports ont marqué les esprits. Le premier est le rapport Stern de 2006 qui avait fait grand bruit car il avait démontré que le coût de l’inaction en termes strictement économiques pourraient être considérables et réduire le PIB de façon drastique, entre 5 et 14 %, voire plus. Alors qu’a contrario, avec 1 % du PIB mondial – le chiffre a été réévalué par la suite – nous aurions de quoi éviter des scénarios désastreux.  
L’autre rapport est celui du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) en 2014  qui détaille longuement les conséquences du réchauffement dans toute une série de domaines : sécheresses, ressources de la pêche, inondations, cyclones, baisse des rendements des principales cultures céréalières en particulier, tensions sociales, migrations…  

Novethic. Comment peut-on contourner ou éviter ces risques ?  
Jean Gadrey. Nous pouvons les prévenir. Nous pouvons même en faire une opportunité pour un autre type de développement économique et social qui ne soit plus aussi accro à la croissance et qui tienne compte des limites des ressources naturelles et des écosystèmes dont l’on dispose. C’est l’une des grandes pistes que j’ai essayé de creuser dans mon livre (1). Le sous-titre est explicite : "bien vivre dans un monde solidaire". Pour faire une analogie, nous pouvons comparer la croissance à une drogue dure dont nous aurions du mal à nous passer. Lorsque l’on parvient à se désaccoutumer de cette drogue, est-ce que nous vivons plus mal une fois passée l’étape de sevrage ou bien au contraire est-ce que nous retrouvons du bien-être et de la liberté de choix de vie ?  
Car au fond, qu’est-ce que la croissance ? C’est produire et consommer toujours plus. Or, aujourd’hui, de plus en plus de personnes, y compris des économistes, contestent l’idée que le "toujours plus" peut encore être considéré comme une source de progrès en termes de qualité de vie dans un environnement préservé. La crise dans laquelle on se trouve depuis 2008 a probablement accéléré cette prise de conscience. D’une part, la croissance ne reviendra pas ou de façon épisodique et elle sera faible. Ce n’est peut-être plus l’objectif principal qu’il faut poursuivre pour créer de bonnes conditions de vie dans une société.  

Novethic. Mais comment se passer de croissance dans une société qui s’est construite avec ?  
Jean Gadrey. Il y a deux arguments pour désirer passer à une société post-croissance. Le premier, le plus important, est que cela peut éviter à l’humanité des risques majeurs pouvant aller jusqu’à son effondrement. Tout simplement parce qu’il y a une relation très étroite entre la croissance et les émissions de gaz à effet de serre ou la destruction de la biodiversité. Nous avons donc déjà une bonne raison de désirer cette transition.  
L’autre argument, c’est que cette transition peut permettre de donner naissance à une nouvelle société, celle du "prendre soin", le "care" en anglais. Cela ne ressemblerait en rien à ce qu’on nous dit, une sorte d’austérité punitive, une récession continue ou une régression sociale. En fait, il s’agirait de passer d’une comptabilité où l’on raisonne en "plus" et en "moins" à une comptabilité portant davantage sur le qualitatif, le "mieux". Manger moins de viande par exemple et, à l’inverse manger des choses plus saines, ayant plus de goût, venant de circuit courts, sans gaspiller. C’est une autre façon d’envisager le progrès, une autre façon de réfléchir.  

Novethic. Est-ce que cette transition que vous évoquez est déjà en marche ?  
Jean Gadrey. Nous allons être contraints, en tout cas je l’espère, de changer de façon de voir l’avenir et le progrès. Mais déjà toute une série d’initiatives se développe autour d’une autre agriculture, des énergies renouvelables, du partage de savoirs, des monnaies locales, etc… Certaines localités développent des programmes économiquement viables et socialement acceptés qui vont dans ce sens-là. Nous avons un foisonnement sans précédent d’initiatives alternatives. Pour l’instant, elles ne convergent pas suffisamment et n’emportent pas encore le morceau politique mais elles sont la principale raison d’espérer. Prendre cette voie, cela ne signifie pas moins d’innovations. Nous en avons besoin non pas pour produire toujours plus mais pour faire mieux avec nettement moins de ressources naturelles et de pollution. Cela pourrait être le nouveau modèle d’innovation des décennies à venir.  
Malheureusement nous n’en prenons pas vraiment le chemin en France. Pour l’instant, nos dirigeants politiques se situent encore, dans leurs préconisations et leurs actes, dans le modèle de pensée du vieux monde. Ils sont persuadés que l’on peut continuer dans la voie de la croissance tout en respectant des objectifs climatiques sans en avoir la moindre preuve.  

Novethic. Le modèle vers lequel nous semblons tendre est en effet celui d’une économie décarbonée avec un découplage fort entre croissance et émissions de GES (dans laquelle la croissance continuerait tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre) défendue par les partisans d’une croissance verte. Pour vous, il n’est donc pas réaliste.  
Jean Gadrey. Très honnêtement, je crois que c’est un discours sans fondement scientifique sérieux, un mythe scientiste. Si l’on veut réduire d’au moins 5 % par an nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 – l’objectif à se fixer pour tenir les impératifs du climat dans un pays comme la France – continuer dans la voie de la croissance c’est comme continuer à appuyer sur l’accélérateur d’émissions au moment où il faut freiner. Certes, il peut y avoir un découplage relatif, et de fait il y en a un, mais l’objectif n’est pas celui-là. Il est de viser un haut niveau de réduction. Faute de quoi nous ne resterons pas sous les 2°C.  
Il n’existe pas de scénario sérieux qui montre que l’on peut y arriver sur la base de la poursuite de la croissance. Le plus crédible selon moi est le scénario Négawatt. Il combine trois voies : l’efficacité énergétique et la montée en puissance des énergies renouvelables avec une sortie progressive du nucléaire. Mais surtout, il ajoute un troisième aspect, oublié par les avocats de la croissance verte : la sobriété énergétique. C’est elle qui permet de faire la plus grande partie du chemin.  

Novethic. Le changement climatique signe-t-il l’arrêt de mort du capitalisme ?  
Jean Gadrey. Sur cette question, on ne peut avoir que des hypothèses ou des convictions. Mais aucune certitude. Pour ma part, je pense qu’il y a un problème avec le capitalisme. Cependant même si je pense qu’il faudra un jour ou l’autre sortir de ce système ou en tout cas le contenir, il y a des urgences qui ne peuvent pas attendre et qui nécessitent que l’on agisse dans le système actuel avec les acteurs actuels. C’est pourquoi j’aime reprendre cette formule d’Edgar Morin à propos du capitalisme qui dit qu’on ne va pas le remplacer par un coup de baguette magique mais qu’on peut refouler sa zone de domination absolue. C’est comme cela que l’on peut réfléchir : mettre hors de portée de la logique de profits privés ou d’actionnaires toute une série de biens communs vitaux écologiques mais aussi sociaux.  
L’une des étapes essentielles pour atteindre ce refoulement de la zone de domination absolue serait de reprendre la main sur ce bien commun malheureusement privatisé qu’est la monnaie, le crédit, le système bancaire et financier. C’est le nerf de la guerre contre le réchauffement climatique sur le plan économique. Il est aberrant de le laisser entre les mains d’actionnaires privés et de spéculateurs. On pourrait envisager de très larges alliances pour que la finance redevienne ce qu’elle a cessé d’être, à savoir un bien public au service notamment du climat.  

Novethic. Préconisez-vous le même modèle économique pour les pays en développement ?  
Jean Gadrey. L’un des principes de la justice climatique est de prendre des mesures convergentes mais différenciées. Il est tout à fait clair que la société post-croissance que je décris concerne les pays dits développés. Les pays en développement ont besoin d’un développement humain durable qui exige la croissance de certaines activités et productions. Mais ils ne peuvent pas suivre le chemin de croissance que nous avons connu. A peu près tout le monde le reconnaît, y compris des représentants de ces pays. Dans l’intérêt de leur population et de l’humanité, leur croissance doit rejeter le modèle productiviste et pollueur qui a été le nôtre.  
Il est ainsi possible d’imaginer un passage direct à des économies à faibles émissions selon des scénarios qui existent. La plupart de ces pays en sont souvent davantage conscients que nous et certains mènent déjà des politiques plus avancées que les nôtres.  
Enfin, il est important que les pays développés montrent l’exemple car nos émissions par habitant restent bien supérieures aux leurs.  

Novethic. Justement, nous ne sommes qu’à quelques semaines seulement de la conférence climatique internationale qui se tiendra à Paris (COP21). Etes-vous optimiste quant à son issue ?   
Jean Gadrey. Le 11 décembre [dernier jour de la COP21, NDLR], les négociateurs clameront haut et fort qu’ils ont abouti à un bon accord. Et dans le même temps, pratiquement toutes les ONG diront que cet accord ne permettra en aucun cas de rester sous la barre des 2°C, qui est d’ailleurs un seuil plutôt maximum.    
L’avant-projet d’accord me paraît préoccupant, pour ne pas dire désastreux. Sur cette base, je suis totalement pessimiste sur la probabilité d’un accord à la hauteur des recommandations du GIEC. Selon moi, cet événement constitue davantage une étape qu’un moment décisif. Je suis aussi assez pessimiste sur le fait que les engagements pris soient considérés comme contraignants.  
En revanche, je suis optimiste quant à la dynamique de la société civile qui monte en puissance. Celle-ci ne va pas s’arrêter à la COP21, elle va continuer au-delà. La pression de la société civile est et sera décisive. Elle restera plus que nécessaire pour la suite.  

(1) Adieu à  la croissance, Bien vivre dans un monde solidaire. Jean Gadrey, édition Les Petits Matins, rééditée le 8 janvier 2015. 215 pages

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