“Après Eden”, l'époustouflante collection photos d'Artur Walther

A Paris, la Maison rouge présente un florilège d'images du serial collectionneur. Un ensemble fascinant de photos comme autant de témoins du monde, du XIXe siècle à nos jours.

Par Yasmine Youssi

Publié le 09 novembre 2015 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h57

Des images par milliers, saisies en Allemagne, aux Etats-Unis, en Asie et en Afrique. Jamais orphelines, toutes appartiennent à des séries réalisées entre le xixe siècle et aujourd'hui. Artur Walther (né en 1948) les a patiemment réunies au cours des vingt dernières années. Jusqu'à composer une époustouflante collection de photographies, digne de rivaliser avec celles des plus grands musées. Walther a d'ailleurs créé le sien, dans sa maison natale de la banlieue d'Ulm, en Allemagne, et ouvert un petit espace d'exposition à New York, où il dévoile régulièrement ses trésors. Il n'hésite pas non plus à en montrer une sélection ici et là, à Arles notamment, en 2014.

Surprises pour le visiteur

Plus fascinant encore est l'ensemble aujourd'hui présenté à la Maison rouge à Paris, sous la houlette de Simon Njami. Car le cofondateur de la célèbre Revue Noire, commissaire de l'inoubliable exposition « Africa Remix » qui, en 2005, donnait à voir la nouvelle scène contemporaine africaine au Centre Pompidou, a su tisser une histoire inédite à partir des images à sa disposition, opérer un dialogue entre des chefs-d'oeuvre qui ne s'étaient jusqu'alors jamais côtoyés, brossant par la même occasion un portrait subtil du collectionneur, ménageant un parcours plein de surprises pour les visiteurs.

Every moment counts (1989), de Rotimi Fani-Kayode.

Every moment counts (1989), de Rotimi Fani-Kayode. © Rotimi Fani_Kayode/Autograph ABP

C'est au mitan des années 1990 qu'Artur Walther est venu à la photographie, après avoir réussi dans la finance. Il commence en prenant des cours dispensés par les plus grands, tels les coloristes Stephen Shore et Joel Meyerowitz. Mais ce sont Bernd (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015), connus pour leurs photos frontales d'usines, de châteaux d'eau ou de silos à grains du sud de l'Allemagne, qui le marquent le plus.
L'apprenti photographe se reconnaît dans leurs images — les premières qu'il collectionne —, qui lui rappellent les paysages industriels de son enfance. Elles se révèlent surtout être une extraordinaire école du regard tant ces ensembles, aux compositions a priori similaires, regorgent de détails infimes. Les Becher initient Walther au travail d'August Sander (1876-1964) et à celui de Karl Blossfeldt (1865-1932) qui, dès la fin des années 1920, répertoriait toutes sortes de plantes en gros plan, tel un scientifique.

Cicatrices de l'Histoire

Il revient donc aux Becher et à Blossfeldt d'accueillir là le public. On s'attend à voir à leurs côtés les portraits de Sander, qui a cartographié la société allemande des années 1920 par métiers, mais ce sont des paysages d'Afrique australe qui surgissent. Des lieux « intranquilles », faussement paisibles, cicatrisés par l'histoire et sur lesquels plane encore l'ombre des morts laissés par celle-ci. Ainsi en est-il de cette forêt, jadis piquée de mines, saisie par la Sud-Africaine Jo Ractliffe en Angola, quelques années après la fin de la guerre civile (1975-2002). Il y a aussi cette vue magnifique d'un lac d'Afrique du Sud photographiée par un enfant du pays, Santu Mofokeng. L'image nous tient pourtant étrangement à distance. Et pour cause : du temps de l'apartheid, on y noyait les opposants au régime.

Chassés du paradis

Simon Njami nous embarque donc dans une autre histoire que celle du collectionneur, baptisée « Après Eden ». « Une version païenne d'Adam et d'Eve chassés du Paradis pour avoir voulu savoir. Ils ont ensuite été obligés de se débrouiller seuls, face à la nature, face à eux-mêmes, face aux autres », explique-t-il.
Voilà ces derniers confrontés aux questions d'identité ici abordées à travers des portraits d'enfants-soldats de la République démocratique du Congo, signés Guy Tillim, ou avec les images de travestis sud-africains posant chez eux, à la campagne, face à l'objectif de Sabelo Mlangeni.
Mais à peine commence-t-on à prendre ses marques que Njami nous propulse au coeur de Manhattan, baladés entre les tirages d'un anonyme qui, dans les années 1930, a répertorié toutes les devantures de la 6e Avenue. Quarante ans plus tard, Stephen Shore immortalisait chaque bloc d'immeuble de cette même artère. Sauf que ses images, du fait d'une pellicule à infrarouge, sont surexposées. Un même motif et tellement de possibilités...

Tel un scientifique, Karl Blossfeldt répertoriait toutes sortes de plantes en gros plan (Urformen der Kunst, Art Forms in Nature, 1928).

Tel un scientifique, Karl Blossfeldt répertoriait toutes sortes de plantes en gros plan (Urformen der Kunst, Art Forms in Nature, 1928). © Karl Blossfeldt / Courtesy The Walther Collection and Karl Blossfeldt Archiv / Ann und Ju rgen Wilde

Mais Njami n'en a pas fini avec August Sander, qu'on pensait avoir laissé derrière. Sa célèbre série apparaît en rang serré sur deux lignes, révélant le visage de l'Allemagne à la veille de se jeter dans les bras des nazis. Nul ne manque à l'appel. Ni le pâtissier à la bedaine rassurante, ni les révolutionnaires dont les boucs et la coupe de cheveux empruntent à Trotski. Ils font face aux portraits du Malien Seydou Keïta qui magnifiait ses compatriotes dans son studio de Bamako à la veille de l'indépendance. A leurs côtés, une autre société. Celle, plus cynique, des gens de pouvoir de Washington photographiés par Richard Avedon en 1976. Henry Kissinger, Ronald Reagan ou George Bush père en tête. Mais dans ces trois ensembles iconiques de l'histoire de la photo, ce ne sont pas des individus que l'on voit, mais des masses. L'une représente le pouvoir, l'autre des peuples à la veille d'un bouleversement. Et leur confrontation vaut à elle seule le déplacement.

A LIRE : Catalogue de l'expo, éd. la Maison rouge, 224 p., 24 €.

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