Gilles Deleuze est mort il y a 20 ans : il n'est toujours pas “post”, il est “néo” !

En novembre 1995, le philosophe se défenestrait. Comment est-il lu, compris aujourd'hui ? Pour David Lapoujade, qui vient d'établir l'édition d'un troisième volume posthume de Deleuze, sa pensée, même simplifiée, est si vivante qu'elle transforme notre manière de percevoir l'existence.

Par Propos recueillis par Juliette Cerf

Publié le 10 novembre 2015 à 07h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h00

Il y a vingt ans, le 4 novembre 1995, Gilles Deleuze, né en 1925, se donnait la mort en sautant par la fenêtre de son appartement parisien. Auteur de Deleuze, les mouvements aberrants (éd. de Minuit, 2014), le philosophe David Lapoujade, qui enseigne à l'université de Paris-I, vient d'établir l'édition de Lettres et autres textes (éd. de Minuit) – troisième volume posthume du penseur, après L'Ile déserte et autres textes (2002) et Deux régimes de fous (2003). Entretien.

Dans une des lettres que vous avez recueillies, Gilles Deleuze écrivait à Michel Foucault : « vous êtes celui qui, dans notre génération, fait une œuvre admirable et vraiment nouvelle. Moi je me vois plutôt comme plein de « “petits trucs” bien, mais compromis par trop de morceaux encore scolaires ». Alors que Foucault vient d'entrer dans la Pléiade, où en est-on avec Deleuze ?

A bien des égards, Deleuze n’a pas eu l’importance de Foucault. La fécondité de Foucault dans le champ du savoir est extraordinaire, au point que, parfois, on ne la perçoit même plus tant elle imprègne notre manière de voir. Mais elle suppose, la plupart du temps, de délaisser l’histoire de la philosophie pour un nouveau type d’histoire, extrêmement novateur : histoire de l’asile, des prisons, de la clinique, du droit, de la sexualité, etc. Avec Deleuze, c’est différent. Il est toujours resté fidèle à l’histoire de la philosophie, donc à une forme d’éternité des problèmes philosophiques. En ce sens, Deleuze est peut-être le plus « philosophe » de sa génération. Aimer Deleuze, c’est perpétuer cet amour pour la philosophie, de Platon jusqu’à Foucault (auquel il a consacré un livre en 1986). Deleuze ne vient jamais après, il n’est pas « moderne » en ce sens. Il ne vient jamais après quelque chose, mais toujours en même temps. Il n’est pas « post », mais plutôt toujours « néo » ! Il est le contemporain de Platon aussi bien que de Nietzsche ou Bergson ; ou plutôt, il fait de Platon, de Bergson ou de Nietzsche nos contemporains.

“La réflexion de Deleuze et Guattari sur les 'sociétés de contrôle' semble plus que jamais d’actualité, comme s’ils avaient posé les contours du capitalisme actuel.”

Quel aspect de son œuvre vous semble le plus en phase avec notre époque, vingt ans après sa mort ?

Les analyses du capitalisme qu’il mène avec Félix Guattari – dans L'Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Guattari est vraiment un visionnaire, une montre en avance sur son temps, comme en témoignent les textes, d’une force incroyable, qu’il écrit seul, avant sa rencontre avec Deleuze, en 1969. Bien sûr, le capitalisme a évolué depuis vingt ou trente ans, mais leur réflexion sur les « sociétés de contrôle » semble plus que jamais d’actualité, comme s’ils avaient posé les contours du capitalisme actuel. Ils ont vu que nous étions entrés dans une époque où les individus sont moins assujettis aux règles d’une société disciplinaire que soumis à un contrôle continu, par l’intermédiaire des informations qu’ils émettent eux-mêmes de toutes parts.

Nous sommes enfermés dans nos réseaux d’informations, tandis que d’autres sont tout bonnement exclus de ce monde. Cette nouvelle forme sociale n’est pas séparable chez Deleuze d’une relecture de Leibniz. Nous sommes en effet comme des monades leibniziennes, des formes d’intériorité sans porte ni fenêtre. Comment, alors, faire advenir quelque chose du dehors ? Comment fendre la monade ? Et comment rendre un monde à ceux qui en sont exclus ?

“Deleuze fait partie de ces auteurs dont la lecture transforme notre manière de percevoir.”

Comment Gilles Deleuze est-il lu aujourd'hui ?

Vingt ans, c’est encore une jeune postérité. Ce qui frappe, c’est une fracture dans l’héritage de sa pensée. D’un côté, elle reste une pensée vivante, mais souvent simplifiée, mal comprise, dénaturée. C’est un peu comme la phrase de Proust que Deleuze aimait beaucoup : « dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux »... Il y a beaucoup de contresens, autour du « rhizome », de l’« espace lisse », du « devenir » ou de la « ritournelle », par exemple, mais c’est au prix d’une vitalité de ces concepts, transformés, réutilisés dans les arts, le cinéma, la vidéo, dans les modes de vies individuels ou collectifs, dans les luttes politiques et sociales.

D'un autre côté, Deleuze est étudié comme un classique, livré aux spécialistes comme un objet de savoir. Le risque alors c'est que plus grand-chose ne passe de la vitalité de ses textes. Or Deleuze fait partie de ces auteurs, comme Bergson ou Sartre avant lui, dont la lecture transforme notre manière de percevoir. Cela explique le succès de L’Anti-Œdipe. Ça ne se passe pas d’abord dans la tête, mais dans la vie des individus.

“Avec Guattari, tout change, le structuralisme cède la place à un machinisme généralisé, la philosophie devient pratique.”

L'importance de Félix Guattari se mesure dans ces Lettres et autres textes, que vous avez édités.

Oui, les lettres qu’il lui adresse montrent combien Deleuze a besoin de Guattari pour avancer. Et, comme le révèlent les reproches qu’il fait à Arnaud Villani (philosophe qui était en train d'écrire un livre sur son œuvre), Deleuze supporte très mal l’idée qu’on oublie Guattari lorsqu’il est question de L’Anti-Œdipe ou de Mille Plateaux. On ne perçoit pas toujours combien la rencontre avec Guattari a provoqué une profonde refonte d’un système philosophique que Deleuze a d’abord construit seul. Avec Guattari, tout change, le structuralisme cède la place à un machinisme généralisé. La philosophie devient pratique. J’aime beaucoup les passages où Deleuze écrit à Guattari : j’ai absolument besoin que vous m’expliquiez ceci ou cela. J’espère que cela tordra le cou à l’idée que Guattari est un complément gauchiste secondaire dans leur œuvre commune.

Quel rapport Deleuze entretenait-il avec ses archives ?

Aucun ! Deleuze n’avait pas de mémoire des dates, des circonstances ou des gens. Tout était pris dans une nébuleuse... Ce qui est amusant, c'est qu'il en va de même avec son entourage, constitué d’amnésiques – ce qui ne facilite pas le travail de l’archiviste. Je me souviens avoir un jour recherché la date précise de sa soutenance de thèse, mais aucun proche n’avait pu me répondre. Jean-Pierre Bamberger, l’ami le plus proche de Deleuze, m’avait dit : « je me souviens de la veste qu’il portait ce jour-là, mais te dire le jour ou l’année, impossible ». Rien à voir avec Foucault dont les proches sont comme les archivistes de sa vie. L'un et l'autre ont déteint sur leur entourage…

“Deleuze avait pour règle de répondre à toutes les lettres qu’on lui adressait, mais il n’y accordait pas d'importance”

Quelle place Deleuze accordait-il aux entretiens et aux lettres ?

Ses entretiens, d’une manière générale, étaient très maîtrisés. Il n’accordait aucun entretien oral. Il y avait bien rencontre – réelle ou téléphonique – avec le journaliste, mais c’était pour se mettre approximativement d’accord sur le type de questions-réponses. Tout le reste était ensuite rédigé. A cet égard, le long entretien consacré aux effets de L’Anti-Œdipe qui figure dans ce volume est une exception (avec l’entretien sur « Foucault et les prisons » dans Deux régimes de fous). Il s’agit d’un entretien véritable, retranscrit d’après les bandes magnétiques conservées par Raymond Bellour, qui frappe par sa fausse désinvolture, sa liberté de ton, et son agressivité parfois comique. Quant aux lettres, si Deleuze avait pour règle de répondre à toutes celles qu’on lui adressait, il n’y accordait pas d'importance : elles finissaient le plus souvent dans la corbeille. lI y a deux types de lettres, celles adressées aux contemporains ou aux aînés, et celles adressés aux étudiants ou aux « disciples ». Celles écrites par amitié, et celles écrites par générosité. En aucun cas elles ne faisaient, pour lui, partie de son œuvre.

Comment recevoir aujourd'hui ses textes de jeunesse, dont ce très bizarre « Description de la femme. Pour une philosophie d'autrui sexuée » ?

Ces quelques textes écrits entre l'âge de vingt et vingt-deux ans, Deleuze les a reniés. La famille Deleuze et les éditions de Minuit se sont décidées à les publier, à cause des parutions pirates à l’étranger, souvent fautives. Des exégètes soucieux, ou fétichistes, pourront peut-être repérer quelques germes, de maigres indices du futur Deleuze… Combien plus importante est la rupture à mes yeux ! Entre ces textes écrits à la Libération, entre 1945 et 1947, et les textes des années 1950, le changement est total, dans le style, le contenu, le mode de pensée. Sur ce plan, ce nouveau recueil est différent des deux précédents, L’Ile déserte et autres textes et Deux régimes de fous qui obéissaient à une chronologie et permettaient ainsi de suivre la pensée de Deleuze, de ses débuts à L’Anti-Œdipe, dans le premier volume, puis de Mille Plateaux jusqu’aux derniers textes, dans le second. Ici, il n’y a plus de continuité, on perçoit surtout les ruptures de ton. C’est une sorte de kaléidoscope où tout se télescope, articles, lettres, entretiens. Hormis les textes de jeunesse expressément reniés et l’interdiction formelle de publier les cours, Gilles Deleuze n’avait laissé aucune indication concernant son œuvre posthume.

A lire

Gilles Deleuze, Lettres et autres textes, édition préparée par David Lapoujade, éd. de Minuit, 320 p., 19,50 €.
Lire les premières pages sur le site des éditions de Minuit

Deleuze, les mouvements aberrants, de David Lapoujade, éd. de Minuit, 304 p., 27 €.
Lire les premières pages sur le site des éditions de Minuit

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