Manuel Valls au siège d'Air France le 6 octobre 2015 à Roissy-en-France

Manuel Valls. Un rapport lui a été remis sur le RSI, le régime social des indépendants, désavantagés par rapport aux salariés, un casse-tête qu'il doit résoudre.

afp.com/KENZO TRIBOUILLARD

Une vraie liturgie républicaine, célébrée à la Mutualité à Paris, sous le haut patronage du président François Hollande, flanqué de sa ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine. Le 4 octobre dernier, leaders syndicaux, représentants patronaux et politiques commémoraient les 70 ans de la Sécurité sociale dans une belle union sacrée, comme pour célébrer les pères fondateurs réunis jadis au sein du Conseil national de la Résistance. Alors, évidemment, chacun y est allé de sa formule solennelle pour rendre hommage à la Vieille Dame.

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>> Notre dossier: La fin du salariat, comment l'ubérisation change le travail

Mais l'odeur de l'encens masquait mal l'interrogation présente dans toutes les têtes: et si demain notre Sécu, conçue pour répondre aux besoins de salariés à temps plein, effectuant toute leur carrière au service de la même entreprise, cessait de fonctionner? Et si personne ne fêtait son centenaire? Une question pas si incongrue: la montée en puissance des plateformes Internet (Uber, Airbnb, Blablacar...) pourrait en effet évaporer la "base taxable" sur laquelle reposent les impôts, mais aussi la CSG et les cotisations sociales.

François Hollande lors d'une cérémonie marquant les 70 ans de la Sécurité sociale, à Paris le 6 octobre 2015

François Hollande avec Marisol Touraine au second plan, lors de la cérémonie marquant les 70 ans de la Sécurité sociale. La fin du salariat menacerait la pérénité du système.

© / afp.com/Stephane de Sakutin

"Imaginez si le secteur hôtelier, les lignes de bus ou encore la SNCF perdaient une partie de leur activité au profit de ces acteurs: avec quoi financera-t-on demain les pensions de leurs anciens salariés?" s'affole Yannick Moreau, ex-présidente du Conseil d'orientation des retraites.

Taxer les revenus tirés de l'économie collaborative

Bien sûr, le pire n'est jamais certain, et on peut compter sur l'Etat pour ne pas se laisser faire les poches par quelques patrons 2.0, aussi talentueux soient-ils. L'offensive, d'ailleurs, a déjà commencé. Des sénateurs veulent taxer les revenus tirés de l'économie collaborative au-delà de 5000 euros par an: "Les plateformes savent qui gagne quoi. Leurs dirigeants auraient tout intérêt à partager cette information avec les pouvoirs publics, en échange d'une certaine paix juridique. Cela vaut pour les impôts, mais aussi pour les cotisations", affirme le sénateur LR Albéric de Montgolfier.

Certains verraient même dans un tel deal l'occasion de porter un coup au travail au noir dans des secteurs (restauration, taxis, petits travaux, services à la personne...), où l'activité non déclarée est souvent de mise - et les finances publiques en tireraient bénéfice.

Fermez le ban? Pas trop vite. Bien malin d'abord celui qui peut dire si ces plateformes créeront autant de richesses et d'emplois qu'elles en détruiront dans les secteurs "ubérisés" par leurs soins. Surtout, les nouveaux jobs non salariés, voire non déclarés charriés par ces sites viennent s'ajouter à la montée plus globale de la précarité - CDD, intérim, recours au free-lance - comme réponse au besoin de flexibilité des entreprises traditionnelles.

Et c'est bien là le plus grand péril, car la septuagénaire Sécu répond très mal aux attentes de cette population fragilisée, qui multiplie les allers-retours entre emploi, inactivité, salariat et travail indépendant. "Les jeunes sont les plus concernés et les plus mal couverts. Dès lors, pourquoi auraient-ils envie de cotiser? Si on n'y prend garde, c'est l'acceptabilité du système qui sera mise à mal", s'inquiète Bruno Palier, directeur de recherche au CNRS.

Il ne s'agit pas d'une simple hypothèse d'école. Pour preuve, la révolte générée par les dysfonctionnements du RSI, le régime des indépendants, où une partie des adhérents milite désormais ouvertement pour une désaffiliation pure et simple - pour l'instant illégale, mais pour combien de temps encore? "Il faut d'urgence résoudre les problèmes spécifiques du RSI, mais aussi fluidifier les parcours entre les différents régimes et entre les différents statuts", plaide le chercheur Julien Damon.

Simplifier avec le "compte personnel d'activité"

Roxiane Jean, jeune trentenaire spécialisée dans les ressources humaines, en sait quelque chose. Autoentrepreneuse en mission auprès de plusieurs PME après un licenciement économique, elle a dépassé le plafond de chiffre d'affaires autorisé sous ce statut de 170 euros en 2014 et s'est vu réclamer par le RSI plus de 8000 euros de cotisations! "C'est totalement décourageant", soupire-t-elle.

Pour répondre à ce besoin de simplification, François Hollande a dégainé un nouvel instrument: le "compte personnel d'activité". Aux contours encore flous, il pourrait permettre à terme d'assurer la continuité des droits sociaux en cas de changement de régime ou de statut. "Mais sa mise en oeuvre sera longue", avertit Julien Damon. Et surtout, elle ne suffira pas à régler toutes les difficultés des indépendants, dont le niveau de protection sociale reste inférieur à celui des salariés.

"Leur régime a été créé à la fin de la guerre par des petits patrons surtout soucieux de cotiser le moins possible. C'était justifié pour leur retraite, par exemple, car ils construisaient pendant leur carrière un patrimoine professionnel qu'ils revendaient au moment de cesser leur activité", rappelle Nicolas Colin, inspecteur des finances et cofondateur de l'incubateur TheFamily.

Mais depuis, tout a changé. Les indépendants 2.0, par définition dépourvus de fonds de commerce à revendre, risquent d'avoir un réveil douloureux une fois arrivés à l'âge de la retraite. Et surtout, beaucoup sont d'anciens salariés, demandeurs de plus de protection, face au chômage notamment. "S'ils acceptent de cotiser, cela ne serait pas très compliqué à mettre en place. Après tout, les assurances-chômage danoise ou autrichienne couvrent bien les indépendants contre le risque de perte d'activité", relève l'économiste Bruno Coquet.

A terme, les droits sociaux des indépendants se rapprocheront peu à peu de ceux des salariés. Mais cela n'ira certainement jamais jusqu'à un rapprochement des statuts au regard du droit du travail. "Requalifier les travailleurs free-lance en salariés tuerait le modèle économique des plateformes", estime David Menascé, auteur de La France du Bon Coin pour l'Institut de l'entreprise. Pourra-t-on pour autant en rester là? "La dichotomie entre lois protectrices pour les uns et un désert réglementaire pour les autres va devenir explosive", tranche Franck Morel, avocat au cabinet Barthélemy.

Un statut de l'actif avec un minisocle de droits

Alors, quelques juristes phosphorent pour inventer de nouveaux droits mieux partagés entre les différentes catégories d'actifs. Une solution assez évidente consiste à ne plus attacher des droits en fonction du statut (salarié/non salarié). Dans une note rédigée pour le think tank Génération libre, le directeur de la Ciett (Confédération mondiale des services privés pour l'emploi), Denis Pennel, propose de substituer au volumineux Code du travail un statut de l'actif assis sur un socle de droits fondamentaux mince comme une galette d'épeautre (temps de travail calculé en forfait jour, repos hebdomadaire...); le reste relèverait de la négociation collective et des accords de branche.

"Dans des secteurs comme l'Internet, il faut de la vélocité et de la flexibilité pour l'employeur. Mais aussi du donnant-donnant: par exemple, réduire le coût d'un licenciement mais, en cas de succès, augmenter la participation des salariés au résultat", propose Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université Aix-Marseille.

L'idée d'une allocation pour tous versée par l'Etat

Attention, toutefois, à ne pas verser dans le monde des "bisounours autoentrepreneurs": "Faire converger tout le monde vers les mêmes droits sociaux conduit à enlever des protections aux salariés et à en rajouter aux indépendants. D'où l'idée d'instaurer des systèmes de péréquation pour protéger les plus vulnérables parmi les actifs mais, là encore, gare à ne pas recréer une usine à gaz", reconnaît Franck Morel.

Vieux dilemme: la jungle juridique à la mode Uber favorise l'initiative mais charrie avec elle injustices et inégalités, la complexité des jardins à la française enferme l'envie d'entreprendre entre d'étroites bornes au nom de l'harmonie sociale. Trop vieux dilemme, d'ailleurs, la loi du marché et la révolution numérique bâtissent déjà un monde postsalarial avec un minimum de protection.

En France, le bataillon des travailleurs non salariés grossit de 600 personnes chaque jour en moyenne, et celui des chômeurs gonfle d'autant. Sans tomber dans le délire apocalyptique, de plus en plus d'économistes, comme Moshe Vardi (université de Houston), commencent à imaginer un monde très robotisé avec, d'un côté, une élite salariale, nantie de chèques à plusieurs zéros, et, de l'autre, des troupes d'indépendants livrés à la débrouille. Bienvenue dans le meilleur des mondes d'Huxley partagé entre les alpha et les epsilon.

Pas si vite, pas si noir! Des politiques et des intellectuels de tous bords imaginent des correctifs pour atténuer la brutalité de ses effets: le revenu universel. La très conservatrice Christine Boutin le défend comme le progressiste socialiste Christophe Girard ou encore le libéral Gaspard Koenig.

Si chacun y va de sa formule, plus ou moins complexe, le principe s'énonce simplement: chaque personne bénéficierait automatiquement d'une allocation versée par l'Etat. Pour les redevables à l'impôt sur le revenu, elle prendrait la forme d'un crédit d'impôt, pour les autres, elle tomberait en espèces sonnantes et trébuchantes. A charge pour chacun d'eux d'arrondir leurs fins de mois avec des activités diverses et variées (location de voitures ou d'appartements sur Internet, offre de prestations ménagères ou intellectuelles...).

"Verser 300 à 400 euros par mois à toute personne dès sa naissance ne coûterait rien de plus au budget à condition de supprimer toutes les prestations sociales", s'emballe Christine Boutin, pourtant pas si généreuse en comparaison avec le RSA (524 euros par adulte célibataire).

D'autres rêvent d'un revenu beaucoup plus copieux: 800 euros par personne. Mais le budget de l'Etat en ressentirait les effets. Selon les calculs de Jean-Eric Hyafil, doctorant à la Sorbonne et membre du Mouvement français pour un revenu de base, une telle prodigalité coûterait 70 milliards chaque année, soit la totalité de l'impôt sur le revenu, ou la moitié de la TVA. "Le montant correspond aussi peu ou prou au manque à gagner de l'évasion fiscale. Il suffirait d'y mettre fin", rappelle Jean-Eric Hyafil. Ou comment passer de la dystopie économique à l'utopie fiscale.

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