Le musée Rodin s'est payé son lifting (presque) tout seul

Trois ans de travaux pour un budget de 16 millions, dont 51 % autofinancé par le musée. Mais comment l'Hôtel Biron a-t-il fait ? En éditant en bronze les plâtres du sculpteur. A l'occasion de sa réouverture, petite histoire de son économie particulière.

Par Bernard Merigaud

Publié le 12 novembre 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h00

A sa mort en 1917, Rodin assure par voie testamentaire la survie de son musée qui ouvrira deux ans plus tard. Non seulement, il lègue l’intégralité de ses sculptures, dessins et archives à l’Etat, mais il « désire expressément » que ses œuvres « qui n’existent qu’en plâtre soient réalisées en bronze pour donner un aspect définitif à l’ensemble de [son] œuvre. » Et quel fonds !  6 775 sculptures, 33 697 œuvres, dont une majorité de plâtres, son matériau de prédilection pour les études, assemblages, collages d’éléments hétérogènes, morceaux fragmentaires qu’il considérait souvent comme achevés et qui incarnent la vigueur de son empreinte sur la sculpture moderne. Grâce à cette disposition, le musée Rodin reste aujourd’hui encore la seule collection publique à s’autofinancer à 100 %, masse salariale comprise.  Pour accompagner sa rénovation, l’établissement à puisé dans ses fonds propres à hauteur de 51 % des 16 millions nécessaires (le reste, pour la première fois en presque cent ans, a été assuré par l’Etat). Si les 700 000 visiteurs annuels produisent 20 % des recettes, la vente de tirages génère encore, chaque année, de 30 à 50 % des revenus. 

Ainsi fonds fonds fonds !

Dés l’ouverture du musée, en 1919, son premier directeur, Léonce Bénédite, assure un vaste programme de tirages pour Kojiro Matsukata, un collectionneur japonais qui, pris dans des droits d’importation fort coûteux, se verra obligé de céder une bonne partie de sa commande qui nourrira la naissance du musée de Philadelphie. C’est à Mr Matsuka qu’on doit le première fonte de La Porte de l’Enfer, cet ensemble monumental de 227 figures que Rodin, accaparé par les commandes, n’eut pas le temps d’achever, mais qui représentera un inépuisable vocabulaire de formes, exploitées sans relâche par l’artiste : Le Penseur et Le Baiser, si célèbres, sont des figures de La Porte de l’Enfer.  

L’engouement pour Rodin connut même une embellie stupéfiante entre 1942 et 1945. Les Alllemands admirent Rodin : « au budget du musée était inscrit le paiement (d’avance) de la quatrième Porte de l’Enfer commandée par Hitler, des Bourgeois de Calais et d’un grand Baiser » (1). En 1950, l’américain B. Gerald Cantor se prend lui aussi de passion pour Rodin. En une trentaine d’années, il acquiert 750 pièces, en majorité auprès du musée, dont il reste un fidèle soutien : la Fondation Cantor a donné 1,8 millions d'euros pour la rénovation, sans espoir de défiscalisation. 

Le numéro fantôme

A trop tirer sur le tirage, une loi s’imposait. Promulguée seulement en1963, elle ne cible pas le musée en particulier, mais régule le marché. L’édition d’une œuvre ne peut dépasser douze exemplaires numérotés. « Ce n’est pas une limitation légale mais réglementaire, car elle vient du code général des impôts. La douane doit pouvoir distinguer un original d’une reproduction commerciale, car elles ne sont pas taxées à la même hauteur », précise Catherine Chevillot, la directrice du musée Rodin.  

Aujourd’hui, pour refondre une pièce qui est déjà sur le marché, il faut commencer par pister toute l’histoire de sa diffusion – ce qui est facile à partir de la date d’ouverture du musée mais ce qui l’est moins pour les œuvres vendues du vivant de Rodin. En cas de doute, la position du musée est claire. Prenons le cas d’une sculpture dont on retrouve les cinq premiers numéros, mais dont on soupçonne qu’il en existe un sixième sans pouvoir la repérer. Tant pis : 5 + 1 hypothétique, la nouvelle fonte fait l’impasse sur le n° 6, et commence donc au numéro 7. 

Un comité scientifique veille sur les tirages

Héritier de tous les droits, le musée agit aussi en tant qu’auteur pour prendre la décision d’éditer un plâtre en bronze, même si le geste ne fut pas amorcé du vivant de Rodin. Comme cette grande Aphrodite, exhumée des réserves, fondue cette année, et qui porte donc le n° 1. Mais comment l’estimer ? Seule une vente publique peut lui attribuer une cote. Aphrodite a atteint plus d’un million de dollars en juin dernier. Vous et moi savons donc à quel prix acquérir les numéros suivants… Quitte à négocier. Car le musée ne communique pas sur les ventes de gré à gré. Impossible de savoir à combien s’offrir cette fabuleuse et monumentale Porte de l’Enfer, qui demande trois ans de travail à l’artisan fondeur, et dont il reste quatre numéros disponibles. 

La décision de sortir un plâtre des réserves et de le couler en bronze se tranche au sein d’un comité scientifique mis en place par Catherine Chevillot, dés son arrivée, en 2012, et comprend des personnalités extérieures au musée. Sont analysés tous les documents, lettres, articles, références à la pièce concernée, photos prouvant que Rodin la montrait ou la considérait comme achevée. En cas de refus du comité, Catherine Chevillot n’insiste pas, quitte à se priver d’une ressource potentielle. Mais, vu l’ampleur des réserves elle a encore de la marge, pour rattraper « la relative frilosité des années précédentes à éditer des œuvres peu connues ». Avec un écueil de taille, néanmoins. « Sitôt qu’une sculpture apparaît au grand jour, elle tombe dans le domaine public, comme l’est maintenant toute l’œuvre de Rodin. Les droits nous échappent. Mais notre mission de service public n’est-elle pas de diffuser l’œuvre du maître ? » (2)  Revenons à notre Aphrodite apparue cette année. N’importe qui a le droit, dés maintenant, d’en réaliser des copies, à la main, moulées, en 3 D, si elles sont vendues et signées comme telles. Elles pourraient même avantageusement remplacer les nains de jardin sur nos pelouses. La chasse aux vrais faux mobilise donc aussi le musée. Car seule une œuvre éditée et certifiée par le musée peut prétendre au rang d’œuvre originale de Rodin, et vaut son prix. Ce que Rodin n’avait pas prévu, c’est les 33 % d’impôts sur les sociétés qui s’applique au musée, fut-il de service public.

(1) Rodin, par Antoinette Le Normand-Romain (éd. Citadelles & Mazenod)

(2 ) Les droits d’auteurs tombent dans le domaine public soixante-dix ans après la mort d’un artiste, décomptées les années de guerre. 

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