Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

L’actrice Loubna Abidar : « Pourquoi j’ai décidé de quitter le Maroc »

L’actrice de « Much Loved » a été agressée dans son pays pour avoir joué dans un film interdit. Elle parle pour la première fois dans une tribune au « Monde ».

Publié le 11 novembre 2015 à 13h08, modifié le 12 novembre 2015 à 12h05 Temps de Lecture 4 min.

Loubna Abidar au Festival du film francophone d'Angoulême, le 30 août 2015.

Après des petits rôles au théâtre et dans des films commerciaux, j’ai obtenu le premier rôle dans le long-métrage Much Loved, de Nabil Ayouch. C’était le plus beau jour de ma vie, car j’allais pouvoir travailler avec un réalisateur talentueux et internationalement reconnu, et parce que j’allais donner la parole à toutes celles avec lesquelles j’avais grandi : ces petites filles des quartiers qui n’apprennent ni à lire ni à écrire, mais auxquelles on dit sans cesse qu’un jour elles rencontreront un homme riche qui les emmènera loin… Dès 14-15 ans, elles sortent tous les soirs dans le but de le trouver. Un jour, elles réalisent qu’elles sont devenues des prostituées.

Dans ce film, j’ai mis toute mon âme et toute ma force de travail, portée par Nabil Ayouch et mes partenaires de jeu. Le film a été sélectionné à Cannes. J’y étais, c’était magique. Mais dès le lendemain de sa présentation, un mouvement de haine a démarré au Maroc. Un ministre qui n’avait pas vu le film a décidé de l’interdire avant même que la production ne demande l’autorisation de le diffuser. Much Loved dérangeait, parce qu’il parlait de la prostitution, officiellement interdite au Maroc, parce qu’il donnait la parole à ces femmes qui ne l’ont jamais. Les autorités ont déclaré que le film donnait une image dégradante de la femme marocaine, alors que ses héroïnes débordent de vie, de combativité, d’amitié l’une pour l’autre, de rage d’exister.

Lire notre récit Article réservé à nos abonnés Loubna Abidar, agressée, accusée

Campagne de haine

Et une campagne de détestation s’est répandue sur les réseaux sociaux et dans la population. Personne n’avait encore vu le film au Maroc, et il était déjà devenu le sujet numéro un de toutes les discussions. La violence augmentait de jour en jour, à l’encontre de Nabil « le juif » (sa mère est une juive tunisienne) et à mon encontre. Je dérangeais à mon tour, parce que j’avais le premier rôle, parce que j’en étais fière, et parce que je prenais position ouvertement contre l’hypocrisie par des déclarations nombreuses.

Des messages de soutien et d’amour, j’en ai reçu des dizaines. Dans les pays d’Europe où le film est sorti et a connu un bel accueil (j’ai notamment obtenu le Prix de la meilleure actrice dans les deux festivals majeurs de films francophones, Angoulême en France et Namur en Belgique). Mais surtout, et c’était le plus important pour moi, au Maroc. Par des gens éclairés car ils sont nombreux. Et aussi par des prostituées qui ont enfin osé parler à visage découvert pour dire qu’elles se reconnaissaient dans le film.

Mais rien n’a calmé la haine contre moi. Sur Facebook et Twitter, mon nom est associé à celui de « sale pute » des milliers de fois par jour. Quand une fille se comporte mal, on lui dit « tu finiras comme Abidar ». Tous les jours, je lis que je suis la honte des femmes marocaines. Chaque semaine, je reçois des menaces de mort. J’ai encore des amis et des proches pour me soutenir, mais beaucoup se sont détournés de moi. Pendant des semaines, je ne suis pas sortie de chez moi, ou alors uniquement pour des courses rapides, cachée sous une burqa (quel paradoxe, me sentir protégée grâce à une burqa…).

Ces derniers jours, le temps passant, la tension me semblait retombée. Alors jeudi 5 novembre, le soir, je suis allée à Casablanca à visage découvert. J’y ai été agressée par trois jeunes hommes. J’étais dans la rue, ils étaient dans leur voiture, ils m’ont vue et reconnue, ils étaient saouls, ils m’ont fait monter dans leur véhicule, ils ont roulé pendant de très longues minutes et pendant ce temps ils m’ont frappée sur le corps et au visage tout en m’insultant. J’ai eu de la chance, ce n’était « que » des jeunes enivrés qui voulaient s’amuser… D’autres auraient pu me tuer. La nuit a été terrible. Les médecins à qui je me suis adressée pour les secours et les policiers au commissariat se sont ri de moi, sous mes yeux. Je me suis sentie incroyablement seule… Un chirurgien esthétique a quand même accepté de sauver mon visage. Ma hantise était justement d’avoir été défigurée, de garder les traces de cette agression sur mon visage, de ne plus pouvoir faire mon métier…

Nabil Ayouch était là tout le temps pour me soutenir. J’ai fait des déclarations de colère que je regrette. Je ne savais plus où j’étais. Alors j’ai décidé de quitter le Maroc. C’est mon pays, je l’aime, j’y ai ma vie et ma fille, j’ai foi en ses forces vives, mais je ne veux plus vivre dans la peur. On s’attaque à moi pour un rôle que j’ai joué dans un film que les gens n’ont même pas vu. Une campagne de dénigrement légitimée par une interdiction de diffusion du film, alimentée par les conservateurs, nourrie par les réseaux sociaux si présents aujourd’hui… et qui continue de tourner en rond et dans la violence. Au fond, on m’insulte parce que je suis une femme libre. Et il y a une partie de la population, au Maroc, que les femmes libres dérangent, que les homosexuels dérangent, que les désirs de changement dérangent. Ce sont eux que je veux dénoncer aujourd’hui, et pas seulement les trois jeunes qui m’ont agressée…

Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Much Loved » : femmes perdues à Marrakech

Loubna Abidar

Loubna Abidar est une actrice marocaine amazigh, elle a 30 ans et a été élevée à Marrakech. Elle joue le rôle d’une prostituée dans le film de Nabil Ayouch, Much Loved, interdit de projection au Maroc.

Le Monde

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.