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Déchets nucléaires

Des Anonymous antinucléaires ont été jugés à Nancy

Le tribunal de Nancy a jugé, en début de semaine, trois militants Anonymous accusés d’avoir bloqué temporairement l’accès aux sites Internet d’institutions pronucléaires. Cherchant à éviter l’écueil du procès politique, le parquet a requis une peine de prison avec sursis « symbolique et de principe ».

Actualisation - Lundi 23 novembre, le tribunal de Nancy a condamné Boby, ErcUn et Seamymsg à quatre mois de prison avec sursis chacun. Voir info


-  Nancy, reportage

Entre crachin lorrain et éclaircies soudaines, plus d’ une centaine de personnes sont venues soutenir, dès 9 heures du matin, les trois militants « Anonymous » Boby, ErcUn et Seamymsg (absent), appelés à la barre du tribunal de Nancy pour des attaques informatiques par déni de service (DDoS, pour leur abréviation en anglais), consistant à rendre un site temporairement inaccessible en le saturant de requêtes.

Les actions jugées dont sont accusés les trois hommes ont été réalisées fin 2014 et début 2015 dans le cadre de l’opGPII, une opération Anonymous contre les grands projets inutiles et imposés. Ces actions avaient pour cible l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), le conseil départemental de la Meuse et le conseil régional de Lorraine, afin de protester contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, et contre le ministère de la Défense, en réponse à la mort de Rémi Fraisse à Sivens en octobre 2014. Selon la loi, les prévenus risquaient pour ces faits jusqu’à dix ans de prison et 150.000 euros d’amende.

« Créer artificiellement un caractère de gravité »

Devant une cour exclusivement féminine, un masque d’Anonymous sous scellés trônait à coté de deux épais volumes du code pénal. Tout un symbole : faire entrer les « hacktions » incriminées dans un cadre juridique approprié allait vite relever de la quadrature du cercle. En termes juridiques, les attaques informatiques sont qualifiées d’ « accès et maintien frauduleux, entrave et/ou altération d’un système de traitement informatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l’État ». Étienne Ambroselli, l’avocat du jeune nancéien Boby, a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) : « Peut-on parler de “données à caractère personnel” dès lors qu’il s’agit de sites institutionnels et publics ? » Après une suspension d’audience pour délibérer, la cour a rejeté la QPC, qui n’ira donc pas titiller les neurones des « sages » du Conseil constitutionnel.

Cela n’a pas empêché les avocats des prévenus de passer au crible la définition juridique du délit. Rui Manuel Pereira, l’avocat d’ ErcUn, s’est interrogé sur l’une des circonstances aggravantes : le fait que la cible soit un système mis en œuvre « par l’Etat » : « Soyons précis, a-t-il argumenté, l’Andra est un établissement public à caractère industriel et commercial – un Épic -, ce n’est pas l’État, et le conseil départemental de la Meuse ou encore le conseil régional de Lorraine sont des personnalités juridiques autonomes. » Stéphane Vallée, l’avocat de l’absent Seamymsg, a estimé de son côté qu’il y avait conflit de qualification : « Entre accès, maintien et entrave, il faut choisir, et c’était au parquet de faire ce choix. Selon la jurisprudence, le DDoS est considéré comme une entrave. » Pour l’avocat, « ces imprécisions permettent de créer artificiellement un caractère de gravité ».

La nature même des actions a donné lieu à de vifs débats : « On vous brosse un tableau juridique très sombre, a résumé Stéphane Vallée. Avec neuf infractions (pour au moins l’un des prévenus) et la possibilité de dix ans de prison, on peut imaginer qu’il s’agit de piratage informatique de haut vol. Mais le DDoS, c’est presque le niveau zéro du hack. Alors, pourquoi faire naitre cette confusion ? » Boby a estimé que « ces moyens sont à reconsidérer dans leur impact réel : il n’ y a pas eu vol de données ».

« Une nouvelle façon de manifester »

Souvent comparées à des « sit-in numériques », ces actions de blocage informatique temporaire peuvent-elles être considérées comme la version dématérialisée d’un blocage géographique (d’usine, de ministère…) ? Pour la procureure, Véronique Girard, « qu’elle soit virtuelle ou physique, une action de blocage porte également atteinte à des libertés protégées ». Dans ce cas, pourquoi une telle différence de peines, a demandé, en substance, l’avocat d’ErcUn, qui a mentionné le cas d’agriculteurs bloquant des autoroutes afin d’entraver la circulation, sans pour autant faire l’objet de poursuites ?

« Ce type d’action, à la portée de presque tous, est une nouvelle façon de manifester », a expliqué ErCun. Ce n’était pas l’avis de Marc d’Haultfoeuille, avocat de l’Andra [1], dont le site reçoit, selon lui, en moyenne 30.000 requêtes par jour. « Les 16 et 17 décembre, le site était inaccessible à la suite de 465.400 et 712.000 requêtes. Un déni de service ? Moi, j’appelle ça un déni de démocratie ! » À « déni de démocratie », Rui Manuel Pereira a répondu « déni de justice » : « On ne peut pas dire que l’infraction soit constituée avec les seules investigations de la DGSI (la Direction générale de la sécurité intérieure) et du parquet de Nancy », a développé l’avocat, qui a déploré l’absence d’expertise contradictoire.

À la barre, les prévenus ont longuement été questionnés sur les moyens utilisés : VPN, proxys, compte Twitter dédié à la revendication des actions et salons de discussions instantanées Internet Chat Relay (appelés canaux IRC). Peut-être dans le but de caractériser la circonstance aggravante de « bande organisée ». Celle-ci suppose, selon un arrêt de la Cour de cassation de de juillet 2015 [2], la préméditation des infractions et, à la différence de l’association de malfaiteurs, une organisation structurée entre ses membres.

Portée politique des actions mises en cause

La cour de Nancy a donc insisté sur le « comité restreint », constitué des personnes ayant le statut d’administrateur sur les canaux IRC dédiés aux opérations, et que la procureure n’a pas hésité à qualifier de « soviet suprême ». Une vision un brin caricaturale : « C’est un mouvement sans leader ni hiérarchie et ce comité restreint est constamment changeant », a démenti Boby, avant d’expliquer, avec un certain malaise, que les pressions subies en garde à vue l’ont conduit à donner à la DGSI cinq noms figurant dans ce comité. La procureure a tenu à souligner qu’« il y avait une quinzaine de pseudos régulièrement présents, parmi lesquels ceux des trois prévenus ». Pour Stéphane Vallée, « la présence sur IRC ne prouve rien. D’autres ont en effet été vus dans la même situation, mais n’ont pas reçu le même traitement que les personnes dont les idées donnent lieu à ces poursuites ».

Les avocats de la défense, dans la complémentarité de leurs plaidoiries, ont affirmé le manque de preuves tangibles contre les prévenus et la disproportion des moyens mis en œuvre au regard des infractions. « Il n’est pas fait de distinction entre une volonté de manifester une opinion politique et des attaques à but terroriste, a regretté Rui Manuel Peirera. Cette disproportion permet de museler certaines formes d’expression. » À la barre, ErcUn a rappelé que « cette opération avait pour but d’ouvrir enfin un débat avec le sénateur meusien Christian Namy sur l’enterrement des déchets nucléaires ». Selon Boby, « sur la question du nucléaire, les moyens démocratiques habituels sont inopérants ». Et de rappeler qu’en 2013, « une pétition en Meuse réunissant 60.000 signatures pour demander un référendum sur l’enfouissement a été totalement ignorée ».

Le ministère public a bien tenté d’évacuer la portée politique des actions mises en cause et du procès, mais celle-ci s’est immiscée crescendo dans les débats . « Si, dans dix ans, on décrète que l’enfouissement des déchets nucléaires est dangereux, on reconnaitra ce combat comme légitime a posteriori », a jugé Me Peirera. « Peu importe, ici, le mobile citoyen ou politique qui sous-tend ces actions, a estimé la procureure, l’infraction est caractérisée ». Pourtant, elle a requis une « peine symbolique et de principe » : 4 à 6 mois de prison avec sursis pour Boby et Ercun, 8 à 10 mois pour Seamymsg, « qui n’a pas daigné se présenter » et qu’elle considère comme « plus radical dans son positionnement ». Le parquet a demandé également la confiscation du matériel informatique utilisé pour les actions.

« Attaquez-vous aux menaces sérieuses, pas aux militants écolos et aux lanceurs d’alerte », a lancé Étienne Ambroselli en direction de la cour dans une diatribe enflammée, avant de laisser Boby déclamer un poème de son cru fustigeant le nucléaire. L’audience a pris fin sous un tonnerre d’applaudissements. Mis en délibéré, le jugement sera rendu le 23 novembre.

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