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Monde

Incendies en Indonésie : le lobby de l’huile de palme enfin visé par le président

Cet automne encore, comme chaque année depuis près de 25 ans, des pans entiers de la forêt indonésienne ont brûlé : planteurs de palmiers à huile et industriels de la pâte à papier mettent le feux aux tourbières, provoquant de terribles incendies. Pour la première fois, un président indonésien semble avoir pris la mesure de la catastrophe écologique.

L’air est rouge, opaque, la fumée épaisse et âcre. Les enfants étouffent, les animaux fuient, brûlent et meurent. Chaque année, au printemps de l’hémisphère Sud, en Indonésie, des dizaines de milliers d’hectares s’enflamment. Cette catastrophe écologique dure depuis plus de vingt ans… et aucun média ne s’y intéresse durablement.

Pourtant, cette année, au lieu des vagues excuses habituelles aux pays voisins, eux aussi affectés par les fumées, le président de l’Indonésie a transmis, fin octobre, une instruction au ministre de l’Environnement et des Forêts : « Nous devons restructurer l’écosystème des tourbières, a ainsi déclaré Joko Widodo aux journalistes. J’ai instruit le ministre de l’Environnement et des Forêts de ne plus donner de permis sur les tourbières et de commencer immédiatement leur revitalisation. »

Plus de CO2 dégagé en trois semaines que les émissions annuelles de l’Allemagne

Contacté par Reporterre, Rhett Butler, fondateur du site Mongabay, qui milite depuis longtemps pour une prise en compte du problème des feux de forêts indonésiens, pense que la décision présidentielle marque peut-être le début d’une prise de conscience : « La fumée et la pollution étaient devenue si graves qu’il fallait absolument une réaction ! Malheureusement, ce n’est qu’une instruction présidentielle. Elle n’est pas juridiquement contraignante. Mais je pense que Joko Widodo envoie un signal important et jette les bases d’une loi potentielle. Le texte de l’instruction est très fort et traite de nombreuses questions critiques. Cependant, cette instruction est déjà fortement contestée par les nombreux intérêts forestiers, ce qui rend difficile de savoir si elle sera appliquée. »

Image satellitaire du 9 septembre montrant l’ampleur des fumées au dessus des îles de Bornéo (à droite) et de Sumatra (à gauche).

Chaque année, dans l’archipel indonésien, avec la saison sèche, d’immenses incendies repartent sur les îles de Bornéo et de Sumatra, allumés volontairement par les planteurs de palmiers à huile. Les feux dégagent des fumées épaisses et irritantes qui s’étendent sur des régions entières, et ils sont extrêmement difficiles à éteindre : ce n’est pas seulement la forêt qui brûle mais aussi la terre, riche en tourbe et en lignite. En se consumant dans la profondeur du sol, ils dégagent des gaz extrêmement toxiques. Cela peut durer des semaines, parfois des mois, libérant du dioxyde de carbone et des gaz rares, comme le cyanure d’ammonium, formant des nuages de méthane et de monoxyde de carbone. Le feu de tourbière se propage sans flamme visible. Il s’attaque aux racines des arbres, qui s’abattent même s’ils sont encore verts. Seule la saison des pluies (si elle arrive) vient à bout des ces incendies démesurés qui laissent les pompiers impuissants.

Les feux de 2015 sont aggravés par El Niño, un courant marin chaud particulièrement intense cette année. Ils ont déjà produit plus de dioxyde de carbone que l’économie états-unienne sur la même période et, ces trois dernières semaines, plus de CO2 que les émissions annuelles de l’Allemagne. Ce qui met l’Indonésie sur les rangs pour être, cette année, l’un des plus grands émetteurs de carbone au monde, selon les données publiées par Guido van der Werf, chercheur de l’université d’Amsterdam, sur le site Global Fire Emissions Database (GFED).

La ville indonésienne de Pontaniak, dans le sud de l’île de Bornéo, dans la fumée des incendies, le 7 octobre

Cette catastrophe n’est pas qu’une simple question de pollution. Les incendies anéantissent des espèces et leur habitat : orangs-outans, léopards, ours Soleil (ou ours malais), gibbons, rhinocéros et tigres de Sumatra, sont parmi les milliers d’espèces menacées de disparition (brûlés vifs ou asphyxiés) par les flammes.

La nouvelle instruction présidentielle interdit les nouvelles plantations dans les zones brûlées. Elle exige la restauration des milieux naturels, la fermeture des canaux de drainage pour restaurer les nappes phréatiques et, le cas échéant, l’ouverture d’enquêtes pénales sur les causes des incendies. Elle interdit le dégagement de nouvelles tourbières, même dans les zones de concession existantes.

Règlements ignorés ou contournés

L’Indonésie a déjà fait un certain nombre de règlements censés protéger les tourbières, mais ils ont été systématiquement ignorés ou contournés par les autorités locales, les entreprises et les petits agriculteurs. Les gouverneurs de province, les chefs municipaux et les chefs de village encouragent souvent le drainage des tourbières et demandent des permis pour exploiter ces zones humides, malgré des impacts écologiques néfastes évidents : réduction de la quantité d’eau propre disponible, augmentation des inondations, des cycles de sécheresse, des risques d’affaissement... et des incendies qu’on ne sait pas éteindre.

Joko Widodo, le président indonésien, inspectant un canal de drainage dans l’ouest de l’île de Sumatra, le 9 octobre.

Une pétition circule pour sauver les 2,6 millions d’hectares du mont Leuser, dans le nord de Sumatra, un territoire pourtant protégé par la législation nationale indonésienne. Le développement industriel (huile de palme, pâtes et papiers, mines) menace l’ensemble de cet écosystème, donc les millions d’habitants de la province d’Aceh qui en dépendent pour leur nourriture, leur eau et certains moyens de subsistance, mais aussi les nombreux animaux et plantes, dont les tigres, les orangs-outans, les éléphants et les rhinocéros…

« Nous avons peu de pouvoir, dit le journaliste anglais Georges Monbiot, mais il y a certaines choses que nous pouvons faire. Certaines entreprises utilisant de l’huile de palme ont fait des efforts visibles pour réformer leurs chaînes d’approvisionnement. D’autres cultivent l’opacité : Starbucks, PepsiCo, Kraft, Heinz et Unilever, par exemple. Nous pouvons ne pas acheter leurs produits. »

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