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A Dunkerque, bienvenue au « café des migrants »

Depuis quelques semaines, un petit troquet de la ville est devenu le QG de plusieurs résidents des camps de Téteghem et de Grande-Synthe.

Par  (Dunkerque, envoyée spéciale)

Publié le 10 novembre 2015 à 14h12, modifié le 01 décembre 2015 à 22h46

Temps de Lecture 5 min.

A l'intérieur du café. L'un des migrants a bien voulu transmettre au

Difficile d’imaginer, en franchissant le seuil du café Elleboode, que ce petit troquet de la place de la Gare de Dunkerque aurait pu mettre les clés sous la porte il y a encore quelques mois. Toutes les tables y sont occupées. Autour du baby-foot et du billard, placés aux deux extrémités de la salle, des grappes de personnes sont amassées. Sur le trottoir adjacent, une dizaine d’autres fument.

Au bar, le va-et-vient est permanent : pour commander un thé, une barquette de frites ou encore demander à brancher son téléphone portable, si les autres prises que compte le bistrot sont déjà utilisées. Car l’essentiel des consommateurs ne dispose pas d’un accès permanent à l’électricité, contraint de résider dans les camps de fortune installés en périphérie de la ville, à Téteghem et à Grande-Synthe. Cette clientèle « atypique » a valu à l’endroit le surnom local de « café des migrants ».

Clientèle au visage changeant

« Il y a un an et demi, deux ans, plusieurs d’entre eux venaient déjà ici. Puis la fréquentation s’était tassée, jusqu’à récemment », explique la gérante, Laura, sémillante blonde de 24 ans. L’affluence soudaine est liée à l’arrivée des mauvais jours et au renforcement des contrôles policiers à Calais, qui ont conduit à la croissance exponentielle de campements dans la région. Au début de novembre, le nombre de migrants était estimé à 1 600 à Grande-Synthe et à près de 300 à Téteghem. A la même période en 2014, la préfecture de Nord–Pas-de-Calais chiffrait à 2 300 le nombre de réfugiés dans l’ensemble de la région.

En quelques semaines, l’établissement de Laura s’est transformé en quartier général pour de nombreuses personnes en transit dans le Nord après avoir fui leur pays en quête d’une vie meilleure de l’autre côté de la Manche. Une clientèle aux visages changeants : « Il y a beaucoup de turn-over. A un moment, ils finissent tous par partir… »

« Dès que je suis prêt le matin, je prends le bus pour venir. Je ne rentre qu’au moment de la dernière liaison, vers 18 heures », explique dans un anglais hésitant, Arras, 31 ans, qui séjourne dans la « jungle » de Grande-Synthe depuis deux mois. Au café Elleboorde, les clients ne sont pas contraints à une consommation régulière. Un mode de fonctionnement plus qu’appréciable pour ce Kurde originaire de Kirkouk, en Irak, dont les maigres économies fondent comme neige au soleil.

Lire aussi le reportage Article réservé à nos abonnés A Grande-Synthe, « on sait distribuer des vêtements à 80 personnes, pas à 800 »

Critiques de certains habitués

Dans la salle, beaucoup de jeunes hommes : « C’est vrai qu’on voit peu de femmes ici », reconnaît la bistrote. Epaulée par sa mère, Nathalie, 45 ans, Laura tient sa clientèle à l’œil, malgré une atmosphère chargée en testostérone. « Il n’y a jamais eu aucun débordement. Les quelques personnes désagréables ont été invitées à partir. » Dolores, 39 ans, et Geneviève, 70 ans, des amies de la famille, sont venues donner un coup de main en ce jour du début de novembre. Elles n’ont pas non plus souvenir d’un quelconque épisode fâcheux : « Ils sont bien moins chiants que certains habitués », plaisante la plus âgée.

La cohabitation avec certains consommateurs « historiques » ne s’est d’ailleurs pas faite sans encombre. « Il y a des critiques bien sûr. Plusieurs ont affirmé qu’ils ne venaient plus à cause des étrangers, raconte Dolores. Mais en réalité, ça faisait déjà un petit moment qu’ils avaient déserté. » D’autres restent fidèles au comptoir, enchaînant, entre deux boissons, les parties de baby-foot face à un duo irakien.

Tapes dans le dos avec certains, plaisanteries avec d’autres, Sofiane, un Français de 20 ans, est un habitué du café. Lui se réjouit de la présence des nouveaux clients.

« On essaie de nous faire peur avec les migrants. Ce que l’on peut entendre est tellement éloigné de la réalité. La violence par exemple… La dernière fois, il y a eu une bagarre entre jeunes de la ville sur le parvis de la gare, les gars sont sortis en trombe pour aller séparer les deux groupes. Quant à ceux qui dépeignent une bande de profiteurs qui bénéficient de l’argent de la collectivité… Vous avez vu dans quelles conditions ils vivent ? Aucun de ceux qui viennent ici ne souhaite rester en France. »

« On les traite comme des gens normaux »

Malgré la barrière de la langue, une communication spontanée, à grand renfort de gestes, s’est mise en place, donnant parfois lieu à de francs éclats de rire. Comme lorsque le quatuor chargé du lieu s’accorde une pause déjeuner. Au menu : du maroilles, une spécialité culinaire régionale qui n’est pas du goût — ou plutôt de l’odorat — des clients assis à la table proche de la cuisine, à en juger par les mines dégoûtées et les mouvements de bras sans équivoque des trois jeunes hommes lorsque les effluves fromagères les atteignent. « Maman, je peux te dire sans me tromper qu’ils trouvent que ton plat pue », glisse Laura. Et d’ajouter : « De toute façon, on va finir par devenir trilingue. On connaît déjà la base : thé, patate et téléphone. »

Eddie, 34 ans, a découvert le lieu par hasard. Ce Normand est arrivé dans le Nord il y a trois semaines pour des raisons professionnelles. « J’aime bien venir ici. C’est un endroit chaleureux. On voit beaucoup de migrants dans la ville et a fortiori dans les environs de la gare. Dans ce bistrot, on les traite comme des gens normaux. » Lui a eu l’occasion d’échanger avec un jeune Syrien sur les raisons qui l’ont contraint à l’exil.

« On ne prend pas réellement la mesure de ce qu’endurent ces hommes. Je n’ose plus trop leur demander de me raconter leur histoire, je trouve cela déplacé. Après tout, ils viennent dans ce café pour échapper quelques heures à leur quotidien. »

Hassan, 23 ans, montre sur son téléphone des photos de sa « vie d’avant », quand il était encore étudiant en Irak. Ses habits sont plus soignés, ses joues moins creuses, ses yeux moins cernés… Chez certains, c’est un petit détail — une belle montre ou une chaîne en or — qui rappelle que le passé de ces clients est bien différent de leur présent. « Ça peut surprendre au premier abord, lorsque l’on voit des images des campements et les conditions précaires dans lesquelles ils sont contraints de vivre, reconnaît Sofiane. Mais, c’est comme si demain une guerre éclatait en France et que nous étions contraints de partir, de tout quitter. Nous aussi, on s’accrocherait à ces petites choses. »

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