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Débat

Sommes-nous en guerre ?

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
Le terme employé par le Président dans son discours au Congrès entretient une confusion entre la réalité vécue en France depuis les attentats et le conflit armé contre les jihadistes en Syrie.
par Cécile Daumas
publié le 16 novembre 2015 à 19h12

Lundi après-midi à Versailles, devant le Parlement réuni en congrès, le Président, solennel, n'a eu aucune hésitation : «La France est en guerre. Les actes commis vendredi soir à Paris et près du Stade de France sont des actes de guerre. Ils sont le fait d'une armée jihadiste qui nous combat parce que la France est un pays de liberté, parce que la France est la patrie des droits de l'homme.»

Au moins 129 morts, 352 blessés, des blessures à l'arme lourde, l'état d'urgence prolongé durant trois mois, le congrès lundi à Versailles, les bombes françaises larguées dimanche soir à Raqqa, fief du groupe terroriste ayant revendiqué les attentats de Paris vendredi : à première vue, le tableau semble sans équivoque, donnant raison à François Hollande. Dès samedi soir, Manuel Valls sur TF1 affiche la même certitude. «Oui, nous sommes en guerre.» Dimanche, Nicolas Sarkozy poursuit le registre. Employé au plus haut niveau de l'Etat au lendemain des attentats, le mot est pourtant vite contesté. Un «piège» tendu par les terroristes, estime dimanche l'ancien Premier ministre, Dominique de Villepin, invité du Grand Jury RTL-le Figaro-LCI. Déjà en 2004, il reprochait à George Bush l'emploi du terme et il pense toujours de même : «Depuis dix ans, les choses n'ont jamais cessé de s'aggraver et nous n'avons jamais gagné aucune de ces guerres. Cette approche-là n'est pas la bonne.» L'ex-Premier ministre reste fidèle à son discours à l'ONU en 2003 à propos de l'Irak.

Un terme ambigu

A travers sa polysémie, le mot est lui-même un piège. Dans le contexte actuel, il est important de distinguer «faire la guerre» et «être en guerre», précisait au printemps à Libération Alain Garrigou, professeur en sciences politiques à l'université Paris-Ouest-Nanterre. Dans le premier cas, il s'agit de s'interroger sur la pertinence d'une intervention militaire en Syrie ou dans la région et le débat fait rage. De l'autre, définir, entre peur de l'attentat et contrôle policier à chaque coin de rue, dans quelle réalité nous vivons. Le terme est ambigu. «La guerre est un mot mais il n'est pas nécessairement un fait puisque l'on peut déclarer la guerre sans la faire (comme nombre de pays d'Amérique Latine pendant la Seconde Guerre mondiale)», souligne Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, juriste et philosophe dans Ethique des relations internationales. Revenir à une définition classique du terme peut-il être une aide ? «Dans nos représentations traditionnelles, la guerre est liée à l'ordre westphalien, elle confronte différents Etats, et comporte des mœurs, des règles, comme la déclaration de guerre », rappelle Alain Garrigou. Si le spécialiste du Moyen-Orient, professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Gilles Dorronsoro pose l'hypothèse d'être en guerre contre l'Etat islamique, il estime que ce serait une «drôle de guerre». «Menée pratiquement sans moyens, sans troupes au sol et avec très peu d'avions de combat (moins de 5% des bombardements)», dit-il tout en précisant : «Il serait d'ailleurs bon d'arrêter de fantasmer sur les "compétences militaires" des auteurs des attentats qui, rappelons-le, ne combattent pas d'autres soldats, mais assassinent des civils désarmés.» Une analyse reprise par Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po : «L'adversaire n'est pas un Etat, n'a pas d'armée ni de diplomatie. C'est en outre difficilement "notre" guerre quand on sait que Daesh est né de la décomposition de deux Etats, l'Irak et la Syrie, et non d'un enjeu lié à nos intérêts nationaux.»

Confusion des registres

En fait, c’est la nature même de la guerre qui a changé depuis 1945 ainsi que ses règles. Comme au Vietnam, actes de guerre se mélangent à des opérations de guérillas, armes du terrorisme tout en utilisant des moyens plus conventionnels. C’est cette multiplication des registres, amplifiée aujourd’hui par Internet et les nouvelles technologies, qui court-circuite les représentations traditionnelles. Aujourd’hui, la plupart des guerres sont asymétriques, avec des Etats face à des groupes qui naissent du démantèlement de la violence physique légitime. La nouveauté réside dans le côté «bricolé», au sens de Lévi-Strauss, qui fait que l’on emprunte ici et là ce qui est disponible. Ainsi, même si le concept de guerre est très précisément défini en droit, nombre de juristes et de spécialistes des relations internationales tendent aujourd’hui à préférer les mots de «conflit» ou «violence» notamment pour prendre en compte ce que l’on appelle les «guerres non conventionnelles».

C'est cette confusion des registres qui pourrait amener aujourd'hui à qualifier la situation française de zone grise, entre guerre et paix. Un entre-deux qui peut pousser certains politiques à tomber dans un fantasme guerrier. Un entre-deux qui peut aussi se révéler métaphorique. «Oui, nous sommes en guerre, affirme le philosophe Etienne Balibar. Ou plutôt dans la guerre. Nous portons des coups, nous en recevons. Après d'autres, avant d'autres hélas prévisibles, nous en payons le prix et nous en portons le deuil. Car chaque mort est irremplaçable.»

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