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Dounia Bouzar : « Daech rejoint le système nazi dans la déshumanisation des victimes »

+VIDEO Dounia Bouzar, directrice générale du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam et anthropologue du fait religieux, explique comment Daech enseigne aux djihadistes à se dissimuler en société.

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Dounia Bouzar, directrice générale du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam et anthropologue du fait religieux.

Par Pascal Pogam

Publié le 18 nov. 2015 à 10:58

En quoi consiste l’action de votre association, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam ?

Le Centre est né il y a deux ans, à la demande d’une centaine de parents, qui m’avaient contacté après la publication de l’un de mes ouvrages. Cela a donné lieu au premier rapport de recherche sur les processus d’embrigadement, que nous avons remis au ministère de l’Intérieur, et qui a servi à construire ce qu’on appelle les indicateurs d’alerte, c’est-à-dire à déterminer où est le curseur entre ce qui relève de la liberté de conscience et ce qui relève de la conscience capturée, c’est-à-dire du début de l’embrigadement.

Après ce rapport, nous avons tout de suite été mandatés pour prendre en charge des familles. Actuellement, 4.000 parents ont déjà téléphoné au numéro vert mis en place par la police et à nos associations. Ils appellent volontairement, en détectant la rupture de leur enfant au sein de la société, et en voulant agir en prévention.

Une fois qu’on a détecté les jeunes, il faut les désembrigader. Avec les parents, nous avons construit une expérimentation de désembrigadement « à la française ». Depuis mars, Bernard Cazeneuve nous a chargé par circulaire de transmettre cette méthode à toutes les cellules anti-radicalité que chaque préfet doit mettre en place sur son territoire avec des éducateurs et des psychologues.

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A quelle échéance pourra-t-on avoir des centres de prévention sur tout le territoire?

Nous visions avril 2016 à l'origine, mais maintenant on pense plus d’ici un an, car c’est très compliqué à mettre en place. Il faut être dans l’interdisciplinarité, que les psychiatres et les psychologues apprennent à travailler avec les policiers et les éducateurs. Cependant, il y a déjà des territoires efficaces, qui ont développé d’autres méthodes qui fonctionnent. On croise actuellement les regards, les expérimentations.

Vous parlez de 4.000 familles qui vous ont sollicité. Avez-vous une idée à peu près précise du nombre de jeunes en phase de radicalisation? Est-ce que ces chiffres sont en augmentation constante ?

Les 4.000 appels au niveau national, c’est le haut de l’iceberg. Ils correspondent à des parents qui font confiance aux institutions liées à l’Etat, et qui n’ont pas peur de ficher leur enfant. Ce sont des parents qui se disent que s’ils se trompent, ils auront les moyens de se remobiliser au niveau intellectuel et d’avoir le réseau nécessaire pour défendre leur enfant.

Nous sommes toujours sidérés de voir les proches des terroristes impliqués dans les tueries dire qu’ils n’ont rien vu venir. Le frère de Salah Abdeslam disait hier qu’il n’avait absolument pas identifié que son frère était en train de passer à l’action. Peut-on le croire ? Ces gens-là ont-ils adopté une stratégie de camouflage qui fait que même leurs proches sont incapables de détecter qu’ils sont sur le point de tuer massivement ?

L’embrigadement des djihadistes consiste à mettre dans la tête des jeunes une grille de lecture paranoïaque telle qu’ils se méfient de tout le monde. Chez les très jeunes, autour de 14-15 ans, les symptômes permettent de repérer le jeune car il va se soustraire du système scolaire et social: il va refuser tel professeur, être en rupture parentale, ne plus fréquenter ses anciens amis, pratiquer ses activités de loisir, comme aller au cinéma, écouter de la musique …

Quand il s’agit d’un adulte, c’est beaucoup plus difficile. Cette grille paranoïaque consiste à penser que l’ensemble du monde est corrompu. Elle met dans la tête du djihadiste qu’il est l’élu, la seule personne capable de régénérer ce monde corrompu. Il va donc être dans une dissimulation totale, d’autant plus que Daech lui dit à l’avance que ceux qui ne sont pas élus pour régénérer le monde vont être jaloux et essayer de le faire douter. Daech lui dit donc de rompre la conversation, de n’accepter aucune communication, puisque de toute façon « ce sera le diable qui essaiera de t’endormir comme eux sont endormis ».

Cette dissimulation les conduit en quelque sorte à développer une deuxième personnalité pour l’entourage proche, qui ne se doute pas du tout du passage à l’acte ?

Les psychiatres appellent ça un clivage. La première fille que mon équipe a sauvée avait une petite queue de cheval, une veste en jean, c’était une enfant d’ingénieurs dans une petite campagne, avec une famille athée, écolo... Et puis on découvre son deuxième Facebook, avec des kalachnikovs, un prince qui l’attendait là-bas… Elle devait passer son bac de français et partir à 18h dans une Volvo...

Le meilleur moment pour tenter de déradicaliser ces jeunes, c’est donc quand ils sont très jeunes ?

Sur les 700 jeunes qu’on a eu en suivi, le tout c’est d’intervenir avant l’étape ultime, que j’appelle la déshumanisation. C’est une double déshumanisation. Il y a celle du meurtrier, que Daech va habituer à la cruauté, à qui l’on va présenter le sentiment humain comme une preuve de faiblesse. Il devient un avec sa cause et ne ressent plus rien. Il y a aussi la déshumanisation des victimes, et là, c’est le système nazi qu’on rejoint. Daech ne fait pas que tuer mais déshumanise les victimes au sens où les tueurs ne considèrent pas leurs victimes comme leurs semblables, des êtres humains. C’est pour cela qu’ils les découpent en morceaux, comme les nazis brûlaient les juifs, pour enlever le sentiment de culpabilité, et pour ne plus rien avoir avec les personnes qu’ils exterminent. Il faut arriver avant cette double déshumanisation.

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Arrivés à ce stade, il devient quasi impossible de leur faire faire marche arrière ?

Je ne vois pas de solution à ce stade-là. Nous n’avons pas accès à ces personnes, qui sont soit en prison, soit en détention provisoire, soit en zone de combat, normalement.

Les personnes que vous arrivez à déradicaliser reprennent-elles une « vie normale » ?

Quand un jeune sort de la radicalisation, il en sort en prenant conscience de ce qu’il a subi. Il faut qu’il puisse mettre des mots sur les divers degrés par lesquels il est passé. Il en sort quand, tout à coup, il re-éprouve des sensations, redevient un individu qui pense. C’est l’humain qui est remobilisé en lui. A partir de là, il y a une longue période de reconstruction. Il a une période de « zone grise », où il ne se fait plus confiance, il ne sait plus en qui faire confiance, où est le vrai et le faux. On ne revient jamais d’une telle expérience comme si rien n’était arrivé.

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