L’Edito : Daech, l’Asie et nous

"Pipol", un dessin de Tiery Le... depuis Kyoto, le 15 novembre 2015, deux jours après les attentats de Paris. (Copyright : Tiery Le)
Aujourd’hui lundi. Trois jours après.
Alors que le sang a séché sur les trottoirs de Paris, et que la France toujours groggy s’est recueillie en une longue minute de silence, c’est le moment de prendre un peu de hauteur. Pas d’apporter des réponses, car c’est à la justice et au gouvernement français de le faire.
Si avec Asialyst, nous avons choisi de parler de l’Asie, ce vaste espace que nous jugeons « oublié » des médias, c’est que ce continent est aux prises avec les mêmes démons que nous. Les mêmes peurs et les mêmes espoirs. Sitôt connues les premières attaques de vendredi, nombre de voix pleines de sommeil en Asie nous ont immédiatement contactés, s’enquérant de notre sécurité à Paris, de notre santé, de la situation de nos proches.
Oui, le monde est un village interconnecté. Alors – et c’était recherché par Daech -, la terreur qui a frappé la capitale française a eu un retentissement mondial. La vague de soutien qui a accompagné l’onde de choc ne s’est pas seulement traduite dans les échanges officiels entre Etats. Des rassemblements citoyens ont eu lieu à travers le monde entier : de Pékin à Tokyo, de Montréal à New York, de Beyrouth à Sydney, en passant par la station spatiale internationale… Rarement la Marseillaise aura été ainsi chantée et les couleurs du drapeau français autant exposées.
Alors oui, parler de l’Asie après les attentats de ce vendredi est important. Important car les Asiatiques ont connu leur lot de catastrophes, de drames, d’extrême violence. Après les attaques de vendredi, comment ne pas penser aux attentats de Bangkok en août 2015, de Bombay en juillet 2011 ou encore de Kunming en Chine en mars 2014 ? Et nous en passons tant d’autres. Car l’Asie est elle aussi en première ligne dans la lutte contre Daech, cette pieuvre tentaculaire qui se nourrit de l’ignorance et des peurs.
C’est ainsi que les questions s’accumulent comme en Europe. Daech est-il en pleine expansion en Asie du Sud-Est ? Est-il à l’oeuvre en Asie du Sud ? Les Chinois seront-ils touchés via la problématique ouïghoure (voir notre revue de presse d’aujourd’hui) ?
Pour commencer, la sécurité du sommet de l’APEC à Manille qui s’ouvre ce lundi 16 novembre, est bien sûr en question. Les autorités philippines ont assuré aujourd’hui qu’aucune menace ne pesait sur le sommet annuel qui réunit l’ensemble des leaders des pays d’Asie, d’Océanie et des Amériques. Barack Obama doit arriver ce mardi à Manille où il rencontrera d’abord le nouveau Premier ministre australien Malcolm Turnbull ; et même avant les attaques de vendredi à Paris, la question de l’Etat Islamique était dans l’agenda des discussions. L’Australie est un allié solide de Washington dans la lutte contre le terrorisme, et pourrait donc avoir un rôle à jouer si Daech étendait ses opérations de terreur à l’Asie, et en particulier à l’Asie du Sud-Est.
C’est une réalité : l’avancée asiatique de la pieuvre est en marche. Ce lundi, le ministre malaisien de la Défense a annoncé que l’Etat Islamique (EI) visait désormais expressément le gouvernement de Kuala Lumpur : « Je peux confirmer que l’EI cible nos leaders politiques, dont moi ; mais cela ne nous fait pas peur et n’arrêtera pas notre lutte contre le terrorisme, non seulement dans notre pays, mais dans l’ensemble de la région », a prévenu Datuk Seri Hishammuddin qui a précisé que le gouvernement était au courant depuis mars dernier.

Naissance d’un réseau de Daech en Asie du Sud-Est

Il y a pire dans les déclarations officielles. Le Straits Times a révélé ce dimanche que des militants islamiques malaisiens clandestins aux Philippines projetaient de former un groupe affilié à l’Etat Islamique en Asie du Sud-Est. Un groupe qui rassemblerait des Malaisiens, des Philippins et des Indonésiens.
Qui sont ces militants clandestins ? On en apprend plus sur leurs trajectoires via le parcours de l’un d’eux : Mahmud Ahmad. C’est un ancien maître de conférence à l’Universiti Malaya. Dans les années 1990, il est passé par des camps d’entraînement d’Al-Qaïda en Afghanistan. Par la suite, il aurait utilisé largement sa position de maître de conférence pour recruter des étudiants pour le djihad. Aujourd’hui, il est aidé de plusieurs camarades dont un commerçant marchand de couleurs, Mohd Najib Husen, et un ancien employé municipal, Muhammad Joraimee Awang Raimee. Pour constituer cette faction de Daech en Asie du Sud-Est, ils comptent unifier au moins 5 groupes dont les tristement célèbres Jemaah Islamiah en Indonésie, Abou Sayyaf aux Philippines, mais aussi les groupes malaisiens Kumpulan Mujahidin Malaysia et Darul Islam Sabah.
La participation de ressortissants d’Asie du Sud-Est au djihad ne date pas d’hier. Joseph Chinyong Liow le rappelle fort justement dans Foreign Affairs. Déjà dans les années 1980, avant la génération de Mahmud Ahmad, un grand nombre de jeunes musulmans de la région étaient partis au Pakistan soutenir la lutte des Mujahidin afghans contre l’envahisseur soviétique. Nombre d’entre eux étaient restés, devenus amis avec les combattants des autres pays, et ainsi largement exposés à l’idéologie d’Al-Qaïda. Ceux qui sont revenus ont par exemple formé le groupe extrémiste Jemaah Islamiyah, relié à l’organisation créée par Ben Laden. Le groupe indonésien a ensuite commis les attaques parmi les plus meurtrières dans la région ces 15 dernières années.
Lorsque Daech a connu sa première expansion, il n’a pas fait l’unanimité parmi les extrêmistes d’Asie, dont certains ont condamné publiquement ses atrocités. Mais aujourd’hui, Mahmud Ahmad et son groupe veulent changer la donne en unifiant toute la mouvance musulmane radicale autour du « Califat ».
Les motivations d’Ahmad et ses troupes asiatiques ? Elles seraient plus économiques et sociales que religieuses, selon le criminologue malaisien P. Sundramoorthy, cité par le Straits Times. Beaucoup de radicaux pensent que l’EI est le grand défenseur de l’Islam, analyse l’expert, mais leur engagement est lié à l’injustice sociale, aux inégalités économiques ou à la répression politique. Le malheur vient que la religion et l’obscurantisme sont devenus le véhicule de toutes les frustrations. A ce titre, les militants autour de Mahmud Ahmad utiliseraient le drapeau de l’EI pour obtenir de l’argent et du soutien de l’étranger.

L’EI en Asie du Sud

Il faut aller au-delà de l’Asie du Sud-Est, qui n’est pas la seule concernée. En Asie du Sud, un pays rarement évoqué pourrait être le prochain foyer de l’État Islamique sur le continent : le Bangladesh. Sur le site American Thinker, Richard L. Benkin rappelle qu’après l’intervention alliée en Afghanistan, le Bangladesh est devenu un refuge pour de nombreux combattants d’Al-Qaïda, qui ont eu une influence déterminante sur les élections locales de 2007. Depuis, le gouvernement de Dacca s’est lui-même composé d’islamistes. Des bloggeurs ont été brutalement assassinés sous l’accusation de blasphème, et leurs assassins ont échappé à des condamnations sérieuses. Pour la même raison, des journalistes et des écrivains ont été persécutés en toute impunité, tout comme de nombreux Bangladais hindous. Depuis le mois de septembre, un nouveau cap a été franchi. Une série d’attaques contre les étrangers, les chiites et la police bangladaise ont été revendiquées directement par l’État Islamique.
De Kunming à Dacca, une lame de fond est apparue : l’État Islamique cherche désormais une profondeur stratégique en Asie pour assurer sa force de frappe globale. Et de multiplier les foyers de violence extrême et de recrutement de combattants. Il nous faut parler maintenant de l’Asie centrale : nous republions aujourd’hui l’enquête édifiante de Sylvie Lasserre au Kirghizistan, où sont passés 80% des terroristes français.
Joris Zylberman et Antoine Richard

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).
Antoine Richard est rédacteur en chef adjoint d'Asialyst, en charge du participatif. Collaborateur du Petit Futé, ancien secrétaire général de l’Antenne des sciences sociales et des Ateliers doctoraux à Pékin, voyage et écrit sur la Chine et l’Asie depuis 10 ans.
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