“Out 1”, de Jacques Rivette : quand la Nouvelle vague était en roue libre

Radical, fou, mais surtout invisible pendant vingt-trois ans, le film-fleuve de Jacques Rivette est diffusé sous forme de feuilleton sur Ciné+ Club du 18 au 25 décembre 2016. Avec Michael Lonsdale et Jean-Pierre Léaud exaltés, Bulle Ogier et Bernadette Lafont terrifiées.

Par Samuel Douhaire

Publié le 19 novembre 2015 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h02

Cest le film monstre de la Nouvelle vague. Par sa durée au-delà de toutes les normes – près de douze heures et quarante minutes, de quoi effrayer le propriétaire de salles ou le diffuseur les plus téméraires. Et par son principe de réalisation, un recours radical, jusqu’au-boutiste, à l’improvision, qui fait de Out 1 un projet unique, « jamais fait avant, et qui ne sera jamais fait après », selon le chef-opérateur Pierre-William Glenn, l’un des artisans de cette folle aventure. Jamais exploité en salles dans sa version intégrale, projeté à de trop rares occasions dans une poignée de festivals au profit de quelques happy few, invisible pendant vingt-trois ans après sa diffusion sur La Sept-Arte, le film le plus secret et le plus légendaire de Jacques Rivette revient à la télévision juste avant Noël sous la forme feuilletonnesque que souhaitait Rivette. Retour sur la genèse d’une œuvre culte, en laquelle Eric Rohmer voyait rien moins qu’« un monument capital de l’histoire du cinéma moderne ».

Bernadette Lafont (Sarah) et Monique Clément (Faune)

Bernadette Lafont (Sarah) et Monique Clément (Faune) © 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

Après l’adaptation littéraire scandaleuse (le film sera interdit deux ans) mais plutôt classique dans sa forme de La Religieuse de Diderot, Rivette décide d’ouvrir son cinéma à l’inconnu. Dans L’Amour fou (1969), Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon inventent l’ensemble de leurs dialogues sur le plateau, à partir d'une intrigue précise, solidement établie avant le début du tournage. Le cinéaste décide d’aller encore plus loin et d’improviser complètement (ou presque) son prochain film, comme une « marche sur la corde raide ». Le producteur Stéphane Tchal Gadjieff, alors novice, dit banco « sans savoir si le film durerait six heures ou vingt-quatre heures ».

Le « scénario » (si l'on ose dire) de Out 1 tient sur une page. Il y est question de deux troupes de théâtre rivales (et aux méthodes radicalement opposées) qui répètent leur prochain spectacle. Mais aussi d’un mystérieux groupe de treize personnalités influentes qui, dans l’ombre, ourdiraient un complot pour renforcer leur pouvoir – une idée que Rivette, grand lecteur de Balzac, a emprunté à L’Histoire des Treize. A charge pour les acteurs d’inventer eux-même le passé, le présent et le futur de leurs personnages.

Jean-Pierre Léaud (Colin) et Bernadette Lafont (Sarah)

Jean-Pierre Léaud (Colin) et Bernadette Lafont (Sarah) © 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

Michael Lonsdale, rompu aux techniques d’improvisation, se régale en dramaturge démiurge et inquiétant. Jean-Pierre Léaud imagine la formidable figure burlesque de Colin Maillard, jeune homme (en apparence) sourd-muet qui fait la manche dans les rues en terrorisant les donateurs potentiels avec son harmonica qui vrille les tympans.

Tout aussi à l’aise, Juliet Berto produit l’une des plus belles interprétations de sa trop courte carrière : un personnage de titi parisien mi-Bardot, mi-Arletty, qui escroque les hommes dans les cafés, avant de s’attaquer à plus gros et plus dangereux qu’elle.

Mais la liberté absolue sur le plateau peut aussi intimider, voire terrifier, ses bénéficaires. Bulle Ogier, qui avait pourtant pris « un plaisir fou » à improviser ses répliques dans L’Amour fou, avoue avoir « laissé des plumes » dans l’aventure de Out 1. Bernadette Lafont, elle, fut parfois tétanisée. Dans un affrontement avec Bulle Ogier, les actrices ne trouvent rien à se dire pendant de longues minutes – la scène sera gardée telle quelle par Rivette. « Bulle, elle aussi, s’angoissait, et la proximité de l’épreuve du face à face avec la caméra la faisait déglutir sans arrêt comme avant l’oral d’un concours » (Bernadette Lafont dans son livre de souvenirs, La Fiancée du cinéma).

Bulle Ogier

Bulle Ogier © 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

Le tournage débute en avril 1970 dans les rues de Paris – il durera six semaines, avec une petite escapade sur une plage de Normandie. Rivette privilégie les plans-séquences, souvent de la durée complète d'une bobine de pellicule (soit neuf minutes non stop). Rien n'est répété – cela serait contraire au projet, et de toute façon, il n'y a pas le temps. Il faut parfois changer en urgence de lieu de tournage, l'après-midi même, pour être « raccord » avec ce qui a été improvisé le matin. Les mises en places, « essentielles sur un tel projet », explique Pierre-William Glenn, sont assurées par la scripte Suzanne Schiffman, véritable patronne du plateau (« en osmose avec Rivette », dont « elle pressentait tous les désirs », raconte Jean-François Stévenin, alors assistant et qui, comme nombre de techniciens présents sur le plateau, fera aussi l'acteur). Glenn tourne autour des comédiens, caméra 16 mm à l'épaule, tâchant de deviner à l'avance leurs répliques, d'anticiper leurs moindres déplacements. Rivette, comme il l'avait promis, ne donne jamais aucune indication, mais le chef-opérateur a le sentiment d'être constamment « dirigé » par le cinéaste, qui obtient toujours ce qu'il recherche.

Pour Michaël Lonsdale, ce tournage en liberté « donna lieu à des jours merveilleux, à la lisière de l'extase, où l'on sentait que tout le monde s'était mis d'accord pour puiser au plus profond et donner le meilleur de soi ». Jusqu'à se mettre en danger... Le débutant Jean-François Stévenin, qui joue une petite frappe inspirée par Marlon Brando dans L'Equipée sauvage, colle une baffe monumentale à Juliet Berto dans une scène au café – l'empoignade avec sa partenaire qui s'ensuit n'aura, elle non plus, rien de chiqué. Et Jean-Pierre Léaud, qui doit interpréter une crise de nerfs, est tellement à fond dans la scène qu'il manque de se jeter du quatrième étage – Pierre William Glenn a la présence d’esprit de lâcher sa caméra pour le rattraper in extremis.

Bernadette Lafont et Michael Lonsdale

Bernadette Lafont et Michael Lonsdale © 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

Vient le temps du montage. Out 1 porte désormais le sous-titre biblique de Noli me tangere (« Ne me touche pas »). Rivette, inspiré par les serials de l'époque du muet, prévoit de construire le film comme un feuilleton – espérant ainsi pouvoir le diffuser à la télévision. « C'est L'histoire des Treize, donc ça doit durer 13 heures », assure-t-il dans une demi-boutade. Il décide de garder ce qui d'habitude part directement dans le chutier : les hésitations des comédiens, les silences qui s'éternisent, les maladresses, bref, tout ce qui rend compte du « côté un peu périlleux du tournage ». Il conserve, aussi, dans leur intégralité, certaines des longues séquences de « reportage » sur la « troupe » de Lonsdale, où les comédiens semblent entrer dans une véritable transe.

Mais l'ORTF refuse de programmer Out 1. « Les chaînes nous disaient : « C'est trop beau, on n'en est pas digne », raconte Rivette, pas dupe de l'éloge. Le cinéaste va alors concevoir une version condensée (de 4h15 tout de même) afin qu'Out 1 puisse être exploité au cinéma. Le montage de Out 1-Spectre (comme le fantôme de la version intégrale ?), un peu plus cut, sera aussi beaucoup plus complexe à finaliser. C'est la même intrigue, mais pas forcément dans le même d'ordre – le plan d'ouverture de Spectre n'apparaît ainsi qu'au bout de trois heures dans Noli Me Tangere. Le critique américain Jonathan Rosenbaum a bien analysé les différences paradoxales entre les deux versions. Alors que Noli Me Tangere est, avec Céline et Julie vont en bateau, l'un des films les plus « divertissants » de Rivette, Spectre est peut-être son œuvre la plus ardue. Alors que le thème du complot suggère plutôt l'angoisse dans Spectre, il ouvre davantage vers la comédie dans Noli Me Tangere...

Juliet Berto

Juliet Berto © 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

En 1974, Rivette recommandait de voir Out 1: Noli me Tangere comme on lirait un gros roman de mille pages – et un livre de cette ampleur ne se découvre jamais d'une traite, « on le pose, on s'arrête pour manger... ». L'idéal était, selon lui, de le voir en l'espace de deux jours, « ce qui permet de s'immerger suffisamment pour le suivre, en ayant la possibilité de faire quatre ou cinq pauses ». Même si l'expérience de la salle est incomparable, la durée extrême de Noli Me Tangere, son découpage en huit parties, est davantage compatible avec un visionnage à domicile, en DVD ou Blu-ray grâce au très beau coffret édité à l'automne 2015 par Carlotta Films, en VOD ou à la télévision. Que l'on soit adepte ou non du binge watching.

© 1973 SUNSHINE. Tous droits réservés.

Surtout, ne pas se laisser décourager par le premier épisode et ses interminables séquences de répétitions théâtrales. Passée cette introduction quelque peu aride, le film déploie sa fantaisie, son imaginaire à un rythme certes déconcertant au regard de la frénésie narrative des séries télé actuelles, mais avec une euphorie communicative. Out 1, c'est tout à la fois, un intrigant jeu de pistes dans Paris (« le personnage principal du film », selon le producteur Stéphane Tchal Gadjieff) à travers des lieux emblématiques (une terrasse au-dessus du Moulin Rouge, la porte Dorée...) ou inattendus (l'île aux Cygnes) de la capitale ; un témoignage précieux sur la France de l'après-mai 68, encore en quête d'utopie mais déjà marquée par la désillusion ; une réflexion passionnante et ludique sur le jeu du comédien et les différentes manières d'incarner un personnage ; et une tentative audacieuse de raconter « autrement » qui fait de cette œuvre folle, expérimentale au sens noble du terme, le chaînon manquant entre le Fantomas de Louis Feuillade et les séries télé des années 2010.  

A savoir 

Out 1 : Noli Me Tangere, de Jacques Rivette. Découpage en huit épisodes, tous les soirs à 22h15 du dimanche 18 décembre jusqu'au dimanche 25 décembre sur Ciné + Classic. Egalement disponible sur Ciné + à la demande.

Un coffret 6 DVD + 7 Blu-ray réunit la version intégrale et la version «courte» de Out 1, le passionnant documentaire inédit Les mystères de Paris: Out 1 de Jacques Rivette revisité et le livre Out 1 et son double, d'où sont tirés la plupart des citations de cet article. Carlotta Films, environ 80 €.

Egalement disponible en VOD sur la plupart des plateformes.

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