Comment des individus faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international ont-ils pu circuler entre l’Europe et la Syrie sans être inquiétés par les autorités ? Cette question obsède – et divise aussi – les différents pays de l’Union européenne depuis la confirmation de la mort d’Abdelhamid Abaaoud, cerveau présumé des attaques du 13 novembre à Paris et Saint-Denis qui ont fait 130 morts et plus de 350 blessés.
Le terroriste de Molenbeek, qui se vantait en février 2015 de pouvoir aller et venir comme il le voulait en Europe, a en effet réussi à plusieurs reprises à passer sous les radars des services de renseignement.
Après l’annonce de la présence et de la mort en France de l’homme, Bernard Cazeneuve a semblé accabler ses partenaires européens. « Il faut que l’Europe se reprenne », a-t-il déclaré, affirmant qu’« aucune information sur le trajet d’Abaaoud » n’avait été transmise aux services français avant le lundi 16 novembre. Ce n’est qu’à cette date qu’« un service de renseignement hors d’Europe » informe Paris que le terroriste a été repéré en Grèce en début d’année, a assuré le ministre de l’intérieur, jeudi.
Les règles de Schengen et le caractère délicat de la coopération européenne en matière de lutte antiterroriste expliquent, pour une part, comment les djihadistes parviennent à profiter de la porosité du système pour circuler d’Europe vers la Syrie, et à faire le trajet retour.
Peu de contrôles pour les ressortissants de l’UE
Rappelons d’abord que les frontières intérieures des 26 pays de l’espace Schengen sont ouvertes, à l’exception de quelques pays ayant récemment rétabli des contrôles en raison de l’afflux de réfugiés. A l’exception, aussi, de la France, en situation d’état d’urgence.
Cela signifie que toute personne, ressortissante ou non de l’Union européenne, peut aller et venir librement dans les limites de cet espace.
Aux frontières extérieures de Schengen, des contrôles sont effectués pour tous les voyageurs, mais ils ne sont, actuellement, pas systématiques et limités à un simple contrôle de la validité des papiers d’identité pour les ressortissants de l’Union européenne.
Pour ces derniers, la police aux frontières ne consulte pas non plus systématiquement les fichiers Europol ou Interpol qui recensent les personnes sous mandat d’arrêt international. Ce qui signifie qu’Abdelahmid Abaadoud, titulaire d’une carte d’identité belge, aurait pu à nouveau entrer dans l’Union sans être inquiété, malgré le mandat d’arrêt international dont il fait l’objet. Cette hypothèse demeure toutefois peu probable.
Il reste que, s’il est passé par la Grèce, comme l’indiquent des renseignements reçus par le gouvernement français après les attentats, il a pu bénéficier de la désorganisation des autorités grecques et des difficultés qu’elles éprouvent à contrôler leurs nombreuses frontières, aux limites de l’espace Schengen.
Deux des terroristes du Stade de France sont ainsi passés par la Grèce, par où transitent de nombreux migrants en provenance de Syrie. Ils y ont été contrôlés le 3 octobre.
Des informations qui circulent mal au sein de l’UE
L’enjeu le plus délicat demeure l’échange d’informations entre les services de renseignement sur les individus surveillés. Le renseignement demeure en effet une compétence purement nationale – et non européenne – sur laquelle de nombreux Etats veillent jalousement. Protéger les informations, c’est à la fois préserver une part de souveraineté, mais aussi protéger les sources des renseignements.
De ce fait, l’information concernant le parcours d’un individu surveillé (faisant par exemple l’objet d’une « fiche S ») ne franchit que difficilement les frontières de l’Etat d’où il sort. L’échange d’informations se fait à la discrétion des pays, de manière uniquement bilatérale et selon la qualité des relations entre les Etats. Plusieurs pays d’Europe centrale et orientale sont ainsi pointés pour leur manque de coopération, voire pour le peu d’intérêt qu’ils témoignent envers l’échange de données.
De même, quand un individu suspect quitte, par les airs, le territoire où il est surveillé, sa trace peut rapidement être perdue par les autorités qui le suivent. C’est l’un des enjeux du « PNR européen », le fichier des voyageurs aériens qui, promettent les ministres, sera désormais rapidement créé.
Il reste à déterminer s’il permettra à un Etat d’avoir accès aux informations concernant les passagers des vols internes à l’Union européenne. Ainsi, la France pourra suivre la trace d’un individu qui part de son territoire, mais, si celui-ci se déplace dans l’espace Schengen, il ne pourra pas, sans la coopération d’autres Etats, connaître sa destination suivante.
- Par exemple : la trace d’un passager du vol Paris-Prague puis d’un vol Prague-Istanbul pourra être perdue si les autorités tchèques ne signalent pas à la France la destination finale de l’individu.
C’est également valable pour le parcours de retour :
- Un individu peut effectuer un vol Istanbul-Bruxelles, présumant d’un retour de Syrie via la Turquie, puis un vol Bruxelles-Paris sans que les autorités françaises sachent d’où il arrive, à moins d’être aidées par les autorités belges.
De nombreux terroristes, à l’instar de Mehdi Nemmouche, auteur de la tuerie au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, en mai 2014, ont profité de cette situation pour se déplacer sans attirer l’attention, c’est ce qu’on appelle la stratégie des « vols cassés » ou des « sauts de puce ».
La multiplication des attentats dans l’Union européenne ces dernières années a conduit les Etats à prôner plus de coopération en la matière. Outre le « PNR européen », vendredi, les ministres de l’intérieur et de la justice européens ont ainsi adopté plusieurs mesures pour renforcer les contrôles. La systématisation des contrôles d’identité à l’entrée dans l’espace Schengen pour les ressortissants de l’Union a été approuvée, mais son adoption pourrait prendre de nombreux mois.
Reste que, selon la France, les mesures promises par les Européens ne vont pas assez loin, notamment en ce qui concerne le futur « PNR ». Outre le fait que ces données ne concerneront pas les voyages à l’intérieur de l’Union – les eurodéputés s’y opposant toujours au nom de la défense des libertés –, les informations ne seront conservées qu’un mois.
Enfin, le Parlement de Strasbourg entend également restreindre l’accès au PNR par les autorités aux actes transnationaux (un individu de nationalité X commettant un délit dans un pays Y) et non pas aux actes nationaux. Ce qui empêcherait, par exemple, les autorités françaises d’avoir accès au fichier d’un Belge qui a commis des délits graves en Belgique. Comme c’était le cas d’Abdelhamid Abaaoud.
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