EXCLUSIF. Le récit minute par minute de l'assaut au Bataclan

EXCLUSIF. Le récit minute par minute de l'assaut au Bataclan
Photo exclusive du couloir où les derniers otages sont restés avec les terroristes pendant deux heures. (DOCUMENT OBS)

Des premières alertes téléphoniques à l'intervention finale, récit de la négociation entre la BRI et les terroristes du Bataclan. Et de l'assaut.

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Ils ont le regard fixe de ceux qui en ont trop vu et n'ont pas pleuré. Une semaine après les attentats de Paris, les hommes de la Brigade de recherche et d'intervention, la BRI, qui a mené l'assaut contre les terroristes retranchés au Bataclan, pansent leurs blessures. Eux aussi.

Un de leurs hommes a perdu un ami d'enfance à l'intérieur de la salle de concert. Il a découvert son corps en l'appelant pour prendre de ses nouvelles. Un autre a été blessé d'une balle à la main gauche. Elle est entrée par un doigt, ressortie par le poignet, re-rentrée par l'avant-bras. Il ne sait pas quand il retrouvera la mobilité de sa main. Il est gaucher.

Les épouses et les compagnes, elles, ont pleuré. Certaines ont demandé à leurs hommes d'arrêter. D'autres sont allés consulter des psychologues avec leurs enfants. "Je ne me sens pas l'âme d'un héros. Mais si je baisse les bras, si j'arrête, qui sera là la prochaine fois ?", s'interroge l'un d'eux.

Des terroristes "très énervés, très confus"

Les hommes de la BRI n'ont jamais imaginé qu'un jour, ils deviendraient des soldats de l'intérieur. En règle générale, leur boulot consiste à filer et à surveiller des malfrats appartenant au grand banditisme. Ces voyous qu'ils ont pour métier d'arrêter sont dangereux et armés jusqu'aux dents, mais ils n'ont pas pour vocation de mourir en martyr en actionnant une ceinture ventrale bourrée d'explosifs et de boulons.

Ma mission principale est en général d'obtenir la reddition des preneurs d'otages. Cet objectif n'était pas atteignable vendredi soir. On l'a su très vite", confie Pascal, le chef de la cellule de négociation de la BRI.

Pascal avait déjà mené les discussions avec Amedy Coulibaly au moment de l'Hyper Cacher. Les cinq coups de fil échangés avec les deux terroristes du Bataclan, Ismaël Omar Mostefaï et Samir Amimour, ne ressemblaient à rien de ce qu'il avait connu. "Ils étaient très énervés, très speed et confus, comme sous l'emprise d'une drogue. Ils répétaient les mêmes phrases en boucle. Nous sommes les soldats du califat. Tout ça est de la faute d'Hollande. Vous attaquez nos femmes et nos enfants en Syrie. On se défend en attaquant les femmes et les enfants de France."  

Pour les otages et leurs familles, il reste encore beaucoup d'interrogations que l'enquête lèvera. Pourquoi l'assaut a-t-il duré si longtemps ? Pouvait-on faire plus vite ? Eviter des morts ? Trois membres de la BRI, leur patron, Christophe Molmy, autoritaire et sensible, des poches sombres sous les yeux, son adjoint Georges Salinas, haute carrure, des faux airs à la Sean Connery, un perpétuel sourire bienveillant aux lèvres, et le chef des négociateurs, Pascal, les yeux clairs, le front haut, l'air toujours un peu soucieux, ont accepté de reconstituer le fil de la soirée, minute par minute, afin de tenter de répondre à ces questions.

Recueillement devant le Bataclan le 22 novembre. (Loïc Venance / AFP)

Un dîner en famille

Vendredi 13. La semaine a été longue. Les hommes de la BRI ont eu à élucider une affaire d'enlèvement de haut vol. Un chef d'entreprise de Seine-Saint-Denis a été kidnappé et ceux qui les ont séquestrés réclament une rançon d'un demi-million d'euros. L'enquête et les filatures ont duré toute une semaine jusqu'au dénouement, dans la nuit du lundi à mardi. Les deux malfaiteurs, venus récupérer l'argent devant l'église d'un petit village de campagne, ont tenté de forcer le barrage de police avec leur scooter TMAX. Le conducteur a été stoppé d'une balle dans la jambe. Mardi, c'est une jeune-femme séquestrée depuis plusieurs jours par un homme rencontré sur Internet que l'équipe a dû délivrer à Vitry.

21h40. Certains hommes sont partis en week-end. Christophe Molmy vient de terminer de dîner en famille. Il allume la télévision mais ne se branche pas sur le match amical France-Allemagne - il n'aime pas le football. Il n'a donc pas entendu le bruit sourd des explosions pendant la retransmission quand son chef de groupe l'appelle. "Un policier de la sécurité publique vient de m'informer que ça a pété au Stade de France. Il y aurait des morts." L'état-major de la police judiciaire confirme. Il s'agirait d'attaques kamikazes avec des ceintures d'explosifs. Dans les minutes qui suivent, Molmy reçoit le SMS d'un ami : "Il y a des tirs dans un bar rue de Charonne." Le chef de la BRI l'interprète comme le signe qu'une attaque coordonnée sur plusieurs sites est en cours à Paris. Il appelle son adjoint, Georges Salinas, pour qu'il mobilise tout le service.

21h47. Molmy a enfilé ses chaussures, un gilet pare-balle, sa veste, saisi son fusil d'assaut HK G36 et contacté les quinze membres de la Force d'intervention rapide, qu'il a constituée après l'Hyper Cacher. Rendez-vous devant leurs bureaux au 36, Quai des orfèvres. "Vous montez, vous prenez du lourd, des boucliers, un peu d'explosifs, des grenades, on se retrouve en bas", leur ordonne-t-il. Au même moment, des policiers de la brigade anti-criminalité (BAC) s'équipent de gilets pare-balle à l'angle de la place de la République et du boulevard Voltaire et commencent à progresser en colonne vers le Bataclan (*). Des policiers en civil sont déjà sur les lieux et s'occupent des blessés qui ont réussi à sortir. Les sapeurs pompiers prennent position autour de la salle de concert, dans les halls des immeubles et les cafés environnants.

Daniel Psenny, journaliste du "Monde", a filmé la fuite de certains spectateurs à l'arrière
de la salle. (AFP / Le Monde / Psenny)

Une première "lame" arrive sur place

22h00. La première "lame" (équipe) de la BRI quitte le 36 en voiture avec à bord trois dépiégeurs de la Nedex, une formation militaire spécialisée dans le déminage. Ils prennent la direction de la rue de Charonne. Au Bataclan, un commissaire de la BAC rentre dans le hall et tire sur un terroriste au rez-de-chaussée. Il entend une explosion sans savoir si c'est son tir qui a déclenché la ceinture ou si c'est l'autre qui l'a actionné. Des complices tirent d'une porte latérale et atteignent le camion des pompiers. Les "BACeux" répliquent et refoulent les tireurs à l'intérieur.   

22h07. Le directeur de la police judiciaire, Christian Sainte, appelle Christophe Molmy pour qu'il se déroute vers le Bataclan. Une deuxième "lame" de la BRI quitte le 36 pour se diriger vers la salle de concert. Gorges Salinas récupère le reste du service qui charge "le Ramsès", le plus gros bouclier blindé de la brigade, dans le fourgon. Les derniers hommes qui quittent le 36 ont sur eux l'équipement le plus lourd – gilet et casque à visière. Il pèse 35 kilos.

22h15. La première équipe de la BRI se déploie devant le Bataclan. Une vingtaine de policiers de la BAC a pris position dans le hall et à l'angle de l'impasse Amelot et du boulevard Voltaire. Ils rendent compte de la situation à Molmy. Pour les otages coincés à l'intérieur, obligés de faire les morts pour ne pas attirer l'attention sur eux, ces minutes durent aussi longtemps que des heures. Mais, aussi incroyable que ça puisse paraître, selon nos sources policières et judiciaires, il n'y a plus eu de tirs de 22 heures à 0h18, heure de l'assaut final. Les forces d'intervention ne savent pas alors que les terroristes ont achevé des blessés à l'intérieur avant leur arrivée. Personne ne sait où sont les terroristes, combien ils sont, s'ils ont disposé des explosifs dans la salle, ni même s'ils sont encore à l'intérieur.

Premiers contacts avec les otages

Dans le poste de contrôle opérationnel qui s'improvise devant le Bataclan, les informations arrivent en ordre dispersé. Les forces d'intervention récupèrent les numéros de portables d'otages à l'intérieur et les appellent pour se faire une idée de la situation. Une erreur dans la prise de décision et c'est le risque que tout le pâté d'immeubles explose. Christophe Molmy échange au téléphone avec une femme qui est à l'intérieur.

Vous êtes au contact des terroristes ? Vous les voyez ?"

La femme est terrorisée. Elle ne les voit pas. Le préfet de Police, Michel Cadot, vient d'arriver.

22h30. Une première vague de la BRI pénètre au rez-de-chaussée. Les hommes découvrent devant eux plusieurs centaines de corps enchevêtrés. Pas de cri. Pas de hurlement. Les blessés osent à peine respirer. "Ce n'est pas possible qu'ils aient fait autant de morts en aussi peu de temps", se souvient confusément avoir pensé Christophe Molmy. Une cinquantaine de membres de la BRI et une dizaine du Raid se mettent à l'œuvre pour ouvrir chaque porte, chaque placard, faire le tri entre les morts et les vivants, avec la peur de tomber sur un terroriste équipé d'une ceinture explosive.

C'est la police ! Identifiez-vous, relevez votre t-shirt, levez les mains, avancez ."

La phrase est répétée d'un bout à l'autre de la salle de concert des dizaines et des dizaines de fois. Certains otages sont dans un état catatonique. Ils ne peuvent ni parler ni bouger. Il faut les secouer pour qu'ils reprennent conscience. Des renforts arrivent avec Georges Salinas vers 22h45. Une dizaine de membres du Raid prend position face à la façade pour répliquer si les terroristes se mettent à tirer à la fenêtre. 

23h00. Les hommes du Raid prennent position dans la fosse pour couvrir ceux de la BRI qui montent à l'étage. Ils diront plus tard s'être sentis "rassurés" que leurs collègues du Raid soient là en renfort au cas où ça tourne mal pour eux. La troupe qui progresse à l'étage ne sait toujours pas si les assaillants sont là, ni combien ils sont. Chaque porte ouverte est d'abord inspectée par un démineur pour vérifier qu'elle ne soit pas piégée.   

"Arrêtez, ils menacent de nous tuer"

23h15. La BRI a sécurisé tout le balcon et arrive devant deux portes fermées, l'une à gauche, l'autre à droite. Quand ils tentent d'ouvrir celle de gauche, une voix hurle à l'intérieur.

Arrêtez, n'avancez plus. Ils sont deux, ils ont des ceintures explosives, ils menacent de nous tuer, de nous couper la tête."

L'otage désigné comme porte-voix par les terroristes communique un numéro de téléphone sur lequel on peut les joindre.

23h27. Pascal, le chef des négociateurs, a pris position dehors dans un monospace banalisé avec son collègue et la psychologue de la BRI. Il est entré dans le Bataclan, il a pris la mesure du cauchemar. Mais, pour l'heure, il doit s'extraire de la vision du carnage pour se concentrer sur sa discussion avec les preneurs d'otages et établir une stratégie pour obtenir leur reddition.

Son premier sentiment est qu'ils reviennent de Syrie. Amedy Coulibaly se revendiquait de "l'Etat islamique", une expression utilisé par les médias français. Mostefaï et Amimour (on ne connaît alors pas leur nom) se présentent comme "des soldats du califat". "Celui que j'ai en ligne parle un français sans accent, comme s'il venait de province" (on découvrira plus tard que Mostefaï a séjourné longtemps à Chartres). Cinq échanges téléphoniques ont lieu à 23h27, 23h29, 23h48, 0h05 et 0h18. Les terroristes ne demandent qu'une seule chose : que la BRI s'en aille, qu'elle les laisse sortir.  Georges Salinas analyse après coup :

A ce moment-là, ils n'ont qu'une idée en tête, c'est se barrer. Est-ce pour s'échapper ? Pour continuer leur carnage ailleurs ? Une chose est sûre : ils ont suffisamment de munitions sur eux pour continuer."

Chercher à gagner du temps

Le négociateur temporise. "Je leur dis que c'est le chaos en bas, qu'on a besoin de temps pour évacuer nos blessés. On veut gagner du temps mais on dirait qu'eux aussi. Attendent-ils des renforts ? Des instructions ? Mettent-ils en place des explosifs ? Cherchent-ils le troisième ? Toutes ces questions se bousculent dans nos têtes. Ils n'ont pas de demande concrète à part qu'on parte. Ils évoquent de parler aux médias mais ils passent dessus très vite", raconte Pascal. Il essaie d'obtenir la libération des femmes et des enfants. "On verra, on verra", répondent les terroristes. Pascal leur demande de s'identifier. "Ça n'a pas d'importance", éludent-ils. "Au troisième appel, ils ne menacent plus d'égorger tout le monde, de jeter les otages par la fenêtre. J'ai l'impression qu'ils commencent à revenir à la réalité", confie Pascal. "Ils me rappellent pour savoir si les hommes sont partis. Je dois trouver des prétextes pour leur dire que pas encore."

23h45. Dès le deuxième appel, Pascal a informé son patron qu'il ne pense pas obtenir de reddition. Christophe Molmy redescend au PC demander l'autorisation de donner l'assaut au préfet et au directeur de la PJ. Le feu vert est donné.

Minuit. Georges Salinas a récupéré la typologie des lieux par l'intermédiaire des responsables du Bataclan. Il en a besoin pour définir le plan d'assaut. Les deux portes du premier étage donnent sur des couloirs qui tournent à angle droit puis se terminent en U par des escaliers qui débouchent derrière la scène. Les hommes du Raid se placent en bas pour couper une fuite éventuelle des terroristes. Ceux de la BRI se scindent en deux colonnes. Molmy remonte et se place au milieu de la colonne de gauche, Salinas est dans celle de droite. Ils étaient l'un derrière l'autre lors de l'attaque de l'Hyper Cacher en janvier.

50 personnes à l'abri sur le toit

0h18. Simultanément, les deux colonnes enfoncent les portes. Celle de droite donne sur un couloir vide. Immédiatement, une partie de la troupe se reforme derrière la colonne qui a ouvert la porte de gauche. Ces hommes essuient le feu nourri des terroristes. Ils ne répliquent pas. Le couloir est si étroit que deux adultes n'y tiennent pas côte à côte. Les otages qui sont coincés entre la BRI et les terroristes rampent sous le bouclier Ramsès qui est soulevé malgré ses 80 kilos. Ils sont attrapés par les membres de la colonne qui les sortent à bout de bras. Des hommes. Des femmes. Un garçon d'une dizaine d'années. Aucun otage n'est tué.

Quand ils sont tous sortis, la colonne commence à  avancer en tirant et en balançant une demi-douzaine de grenades assourdissantes et aveuglantes. Un petit hublot percé dans le bouclier permet de voir devant sans se découvrir. La colonne tourne à droite dans le couloir. Ceux au premier rang ne voient pas qu'ils arrivent en haut des marches. Le bouclier bascule vers l'avant. Les voilà à découvert. Une ombre bouge. Une balle tirée par la BRI fait exploser la ceinture avant du terroriste. La deuxième reste intacte. Elle sera déminée plus tard. Une autre explosion se fait entendre. Le deuxième terroriste a-t-il sauté à cause du souffle de la première explosion ou a-t-il décidé de se faire exploser ? 

Il faut encore une heure pour évacuer tous les otages. "Il y en avait partout, dans les faux plafonds, les placards. A 0h55, on en a encore découvert cinquante sur les toits", raconte Georges Salinas. Quand il n'y a plus que des morts et des portables qui sonnent dans le vide, les inspecteurs de la brigade criminelle en civil et de l'identité judiciaire en chasuble blanc entrent dans l'enceinte.

27 impacts sur le bouclier "Ramsès"

Quand les hommes de la BRI se sont retrouvés plus tard dans la nuit dans leurs bureaux, au 4e étage du 36, quai des Orfèvres, ils ne se sont pas congratulés d'être encore vivants comme après l'attaque de l'Hyper Cacher. Ils ont organisé une équipe de veille au cas où il y aurait une réplique des attentats, puis leur patron Molmy leur a fait un petit discours. "Courage sans faille, fier de vous, scène de guerre", leur a-t-il dit dans un moment chargé d'émotion. Le bouclier criblé de 27 impacts de balles est désormais exposé dans un des couloirs de la BRI.

Vendredi 20 novembre, avant de partir pour leur premier week end depuis deux semaines, une partie des hommes sont allés se recueillir anonymement devant le Bataclan. Christophe Molmy n'a pas changé la sonnerie de son téléphone portable. Ce sont toujours les notes gaies et entraînantes de "Happy" de Pharrel Williams qui résonnent dans son bureau quand il sonne.

Caroline Michel

(*) Selon le rapport d'un policier de la BAC publié par Marianne

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