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Analyse

En Syrie, l’Etat islamique loin du viseur des bombardiers russes

Les avions de Moscou, massivement engagés, continuent de cibler prioritairement l’Armée syrienne libre plutôt que l’EI. De mauvais augure pour mettre sur pied une grande coalition.
par Jean-Pierre Perrin
publié le 22 novembre 2015 à 17h16

La minoterie de Binin, une localité près d’Idlib, fournissait chaque jour quinze tonnes de farine et la boulangerie industrielle voisine 5500 sacs de pain. L’une et l’autre témoignaient que la vie, certes très difficile, était encore possible dans cette région contrôlée par la rébellion. Ce pain permettait aussi à des milliers de réfugiés du sud d’Alep et du nord de la grande ville de Hama de survivre et de ne pas prendre le chemin de l’exil. Mais le 12 novembre, à 17 h 20, les Sukhoï russes ont brusquement surgi et le bombardement a commencé. Les notables du conseil local ont compté dix raids, dont deux menés avec des bombes au phosphore. Dix personnes ont été tuées et la minoterie, édifiée grâce à des subventions de Paris et l’Union européenne, s’est écroulée sous les bombes, de même que la boulangerie industrielle.

Rendre la vie invivable

Comme d’habitude, Moscou a fait valoir que ses aéronefs avaient attaqué une zone tenue par l’Etat islamique. Sauf que la province échappe à l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi, depuis qu’elle fut chassée en janvier 2014 de tout le nord-est de la Syrie. La région est désormais contrôlée par divers groupes liés à l’Armée syrienne libre (ASL), certains soutenus par les Occidentaux, ou au Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda, avec de temps à autre de fortes tensions entre ces deux mouvances de la rébellion syrienne.

A l’heure où, pour combattre l’EI, François Hollande cherche à mettre sur pied une vaste coalition militaire dans laquelle la Russie jouerait un rôle essentiel, et au moment où la diplomatie française est contrainte à un virage à 180 degrés, Moscou poursuit la même stratégie, calquée sur celle du régime de Bachar al-Assad, qui consiste à rendre la vie invivable dans les régions contrôlées par l’insurrection. Et cherche à cibler en priorité les groupes rebelles qui luttent contre l’organisation jihadiste. Le commandement russe vient d’ailleurs d’annoncer qu’il avait doublé le nombre de ses appareils opérant en Syrie pour atteindre le nombre de 69.

Jusqu’alors, la principale menace aérienne consistait en des largages de barils de poudre par les hélicoptères du régime. Selon le lieutenant Quteiba, de la brigade Souqour al-Ghab (les Faucons du Ghab), présente sur le front de Hama, ceux-ci se font beaucoup plus rares depuis que l’aviation russe a pris le relais avec des bombardements autrement plus massifs et meurtriers. Les vidéos diffusées par l’armée russe sont effectivement terrifiantes. S’y ajoutent, depuis une dizaine de jours, les tirs de missiles de croisière sur Idlib et Alep, ville qui échappe aussi à l’organisation jihadiste.

Le bombardement de Binin n’est donc pas un cas isolé. Les hôpitaux étaient déjà particulièrement visés par l’aviation russe. On découvre que tout ce qui concerne l’approvisionnement de la population en nourriture l’est aussi. Le 30 septembre, le dépôt de distribution de pain de la ville de Talbiseh avait déjà été détruit par un raid russe. Et deux personnes tuées.

L'autre mission prioritaire de l'aviation russe est d'attaquer les unités rebelles les plus pro-occidentales, en particulier celles dotées de missiles antichars américains TOW (Tube-launched, Optically-tracked, Wire-guided, missiles filoguidés). La brigade Jeish al-Iza, qui opère au nord de Hama, est ainsi bombardée quasiment quotidiennement, probablement en raison de sa position à proximité sur l'axe stratégique Damas-Alep. Vendredi, selon le chef de brigade, le commandant Jamil, un ancien officier de l'armée syrienne (il a fait défection en janvier 2012), le centre de commandement, à Latamna, a été touché.

Les conseils des officiers russes

Autre unité soutenue par les Occidentaux, et qui bénéficie aussi d'un approvisionnement en missiles TOW, la 13e Division, composée essentiellement de déserteurs de l'armée, a également vu son centre de commandement, à Khan Sheikhoun, anéanti par l'aviation russe. Deux jours auparavant, cette brigade avait revendiqué la destruction d'une dizaine de tanks de fabrication russe de l'armée loyaliste avec les mêmes missiles antichars lors d'une bataille à Hama. Selon la rébellion, des officiers russes étaient aux côtés des soldats de Bachar al-Assad pour les conseiller. Firqa al-Aula al-Sahalia, une brigade de l'ASL armée par les Occidentaux et active dans la région de Lattaquié, a, de son côté, perdu plusieurs de ses commandants, le 27 octobre, dans un bombardement russe.

Stocks de missiles saoudiens

A présent, selon un spécialiste de la rébellion syrienne, ce sont une trentaine de brigades qui reçoivent désormais les missiles TOW, provenant, semble-t-il, de stocks saoudiens, qui permettent d’empêcher l’accès des blindés dans les villes et les villages. Certains de ces groupes sont en situation difficile, coincés entre les forces du régime, soutenues par les conseillers russes et iraniens, et l’Etat islamique. Le 7 octobre, Souqour al-Jebel (les Faucons de la Montagne), un groupe de l’ASL, qui opère à Idlib, Hama et Alep, a vu son dépôt de munitions à Alep-Est détruit par l’aviation russe et, quasiment au même moment, être victime d’un attentat à la voiture piégée de l’EI. Sous les pressions conjuguées des frappes russes - qui empêchent les renforts d’arriver -, des attaques des forces loyalistes et du groupe jihadiste, les rebelles ont d’ores et déjà perdu il y a quelques semaines une base militaire importante, l’Ecole d’infanterie, sur la route Azzaz-Alep.

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