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Somaliland : les peuples nomades au bout du chemin

Victimes du changement climatique, les peuples nomades de la Corne de l’Afrique disparaissent à une vitesse alarmante. Au Somaliland, petit État autoproclamé du nord-ouest de la Somalie, 59 % de la population était encore nomade au milieu des années 1970. En 2014, ils n’étaient plus que 26 %.
par Sophie Bouillon
publié le 24 novembre 2015 à 13h14

«Dégage d’ici ! C’est chez moi !» Tout essoufflé, un paysan accourt pour chasser un jeune berger. Abduraz Hassan a 18 ans et 39 chameaux. L’adolescent marche depuis quatre jours avec son frère, son bâton et ses chaussures trouées. Les deux garçons se sont perdus dans les étendues caillouteuses de l’Éthiopie et du Somaliland (état autoproclamé au nord-ouest de la Somalie) espérant trouver de l’eau et des pâtures pour leur troupeau. Quatre chameaux déjà sont morts en chemin, les survivants sont rachitiques et paraissent exténués. Tout comme leurs bergers. Mais il n’y aura pas de discussion. Abduraz reprend la route, s’enfonçant toujours plus loin vers la ligne d’horizon, dans un ciel bleu infini. Les chameaux arrachent quelques branches sur les buissons épineux avant d’être chassés d’un coup de bâton. «C’est la première fois depuis quatre jours que je vois du vert», assure Adburaz. Les courtes pluies de la semaine dernière ont suffi à faire jaillir quelques herbes au nord-ouest du Somaliland, région touchée par une sécheresse historique. La dernière saison des pluies, prévue de mars à juin, n’a rien donné. Depuis le début de l’année, il est tombé 150 mm d’eau autour de la ville de Gabiley. Selon l’institut de recherche Swalim (Somalia Water and Land Information Management), les précipitations sont «largement en dessous de la moyenne», estimée à 450 mm environ. À Odweyne, un peu plus à l’est, il n’est pas tombé une seule goutte. La phase de «crise» a été lancée en août dernier : 240 000 personnes sont menacées de famine, et les prochaines pluies attendues en mars prochain. Le jeune nomade, lui, s’est donné jusqu’à la fin de l’année pour s’installer en ville. Selon le maire de Gabiley, ils seraient déjà 20 000 à s’être réfugiés dans sa commune, qui compte 60 000 habitants. Dans le pays, le chômage atteint 75 %. Mais, Abduraz est «fatigué». De marcher toujours plus loin pour trouver de l’eau, de fuir, d’être chassé par des agriculteurs qui se sont attribués des terres au hasard des noms de leurs clans. L’herbe et l’eau sont des denrées bien trop rares pour être partagées.

Des terres peu adaptées à l’agriculture sédentaire

Dans toute la Somalie, on estime que 59 % de la population était encore nomade au milieu des années 1970. En 2014, ils n’étaient plus que 26 %. Mais les terres arides de la Corne de l’Afrique ne sont pas adaptées à l’agriculture sédentaire. L’irrigation détériore les nappes phréatiques. La coupe du bois, utilisé pour les clôtures et le charbon, érode les sols. Spirale infernale : les nomades, qui ont de plus en plus de difficultés à accéder aux ressources, se sédentarisent et s’installent sur des terres jusqu’à leur épuisement. «Lorsqu’on demande à la nature de produire ce qu’elle n’est pas préparée à produire, on aboutit à des aberrations écologiques, économiques et sociales, explique Ibrahim Thiaw, directeur général du Pnue (Programme des Nations unies pour l’environnement). Partout dans le monde, les peuples nomades ont été négligés car une terre a plus de valeur si elle est exploitée. Dans le système économique mondial, on valorise une terre quand on lui coupe la forêt! Les nomades ne valent rien. Alors qu’ils pourraient produire de la richesse, exporter le bétail, s’enrichir, si on leur réservait des terres de pâturage.»

Abduraz attend que le prix des chameaux retrouve son cours normal dans les marchés du pays et que ses bêtes grossissent un peu. À 800 dollars par tête, les bonnes années, il peut espérer acheter un terrain en ville. Et encore faut-il que ses bêtes survivent jusque là. Un coup de poker. Car quelques kilomètres plus loin, Abdur a déjà perdu cent moutons, sur cent quatre-vingts. Il ne lui reste que deux vaches. Les vingt-huit autres sont mortes de soif. Abdur a 68 ans – ou peut-être bien 70, il n’est plus très sûr. «Mais je jure sur tous mes cheveux blancs que je n’ai jamais vu sécheresse pareille», assure le vieil homme. Plus on se rapproche de la ville de Gabiley, au sud-ouest du Somaliland, plus le sol est aride et les histoires, tristement identiques. Les pertes de ces dernières semaines paraissent inimaginables : ici 30 moutons, un peu plus loin encore, 40 chameaux. Les vaches qui ont survécu ne donnent plus de lait et ne se reproduisent plus. Ce peuple, qui faisait autrefois la richesse économique et culturelle de la Corne de l’Afrique, est en train de disparaître sous les degrés assommants du désert. Hawa, une grand-mère de 62 ans, se souvient du temps où elle tissait les magnifiques huttes en paille que la famille transportait au gré des pluies. «Il n’y plus d’herbe, lâche-t-elle. Alors, on construit nos huttes avec du plastique et des vieux morceaux de tissus.» Ni elle, ni Abdur, ni même le jeune Abduraz, n’ont entendu parler du réchauffement climatique. Il n’y aucune raison scientifique à la hausse des températures, ni au dérèglement des pluies. «C’est une malédiction divine !», lâche le vieux Abdur. Allah est seul responsable des malheurs qui frappent le Somaliland. Mais c’est lui aussi que l’on prie sans relâche pour qu’il pleuve enfin.

Sécheresses de plus en plus fréquentes

Dans l’une des régions les plus pauvres au monde, avec un état sans ressources, qui n’a jamais été reconnu par la Communauté internationale, où la sécurité n’est pas assurée, les données scientifiques sont difficilement exploitables. «À cause de la guerre, et de l’effondrement de l’État, nous n’avons aucun chiffre entre 1990 et 2007, explique Peris Muchiri, climatologue pour Swalim. Mais on assiste à un dérèglement climatique, c’est certain.» Hausse des températures sur la côte, saisons des pluies qui n’arrivent plus, ou avec plusieurs semaines de retard, inondations imprévisibles, les perturbations du climat sont devenues le quotidien dans la région. La Corne de l’Afrique a toujours connu des sécheresses importantes. Mais elles sont de plus en plus fréquentes. «Je compare les effets des dérèglements climatiques avec le corps humain, poursuit Ibrahim Thiaw, directeur général du Pnue. Si le corps est en bonne santé, il pourra plus facilement se défendre. Dans les pays pauvres, sans structures administratives, économiques ou sociales fortes, les conséquences sont dramatiques.» Ibrahim Thiaw est originaire de la Mauritanie. Là-bas, comme dans la Corne de l’Afrique, le Sahel a vu sa population nomade décliner irrémédiablement. Il est catégorique : «Le changement climatique, dû aux gaz à effet de serre, entraîne une destruction des sociétés traditionnelles.»

Des arbres abattus un à un

À vingt kilomètres d’Hargeisa, la capitale du Somaliland, 900 baraques d’une vingtaine de mètres carrés ont été érigées fin 2013, en ligne serrée et en urgence, sur un sol rocailleux, au milieu d’une plaine semi-désertique. Il reste encore les panneaux de l’Union européenne et du Norwegian Refugee Council, mais les ONG sont parties trois mois après la construction du camp. Les réservoirs d’eau en métal brûlant, disposés devant chaque abri, sont restés vides. Il n’y a pas un bruit, sauf celui du vent qui bouscule les taules. En 2013 déjà, une autre sécheresse avait ravagé le sud-ouest du pays, aux frontières du désert de l’Ogaden, et les nomades arrivaient en masse dans la plus grande ville du pays. Abdellahid Omar était l’un d’eux. L’homme a gardé son keffieh traditionnel autour de la tête, il porte toujours sa hache sur l’épaule et s’est empressé de construire une hutte en tissus recyclés juste devant sa baraque de réfugié. «On ne peut pas survivre sous la taule pendant la journée, il fait trop chaud», raconte-t-il. Abdellahid était un berger important. Son troupeau, hérité de génération en génération, comptait quarante chameaux et trois cents moutons. «Les premières bêtes sont mortes en 2004, se souvient-il. Puis, tout s’est accéléré. En cinq ans, tout le cheptel est mort et nous sommes arrivés ici.» Pour se nourrir et acheter de l’eau aux camions-citernes qui passent tous les matins dans le camp, les 900 familles vendent le gravier qui jonche le sol à des entreprises de construction. Les hommes partent dans les environs pour couper du bois. Derniers remparts naturels à l’érosion des sols, les arbres sont abattus un à un, dans tout le périmètre du camp. «Je sais bien que ça rend la terre encore plus sèche, avoue Abdellahid. Mais il n’y a pas le choix, je n’ai rien d’autre.» La demande en bois explose dans le pays. Les agriculteurs sédentaires s’en servent pour délimiter leurs champs et protéger leurs ressources. Une terre n’a de valeur que lorsqu’on lui coupe la forêt.

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