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Quand Khartoum « éduque » et islamise l’Afrique

L’Université internationale d’Afrique, qui entend devenir une référence sur tout le continent, est suspectée de favoriser la formation de jeunes islamistes radicaux.

Par  (envoyé spécial, Khartoum, Soudan)

Publié le 10 mars 2015 à 14h21, modifié le 24 novembre 2015 à 11h19

Temps de Lecture 6 min.

La porte principale de l'Université internationale d'Afrique, à Khartoum.

Le tumulte des quartiers sud de Khartoum s’estompent une fois franchie la grande porte de marbre rose. Bienvenue à l’Université internationale d’Afrique (UIA) avec ses chants d’oiseaux perchés dans les arbres qui bordent l’allée principale, ses belles salles de cours prévues pour accueillir 15 000 étudiants venus de toute l’Afrique et d’Asie. Là, des jeunes gens vêtus de qamis (la longue chemise pakistanaise) ou de boubous croisent, courtois, des jeunes filles couvertes d’un voile noir ou coloré qui sortent de la mosquée. Un paradis académique de dix-sept facultés, qui ne parvient pourtant pas à se défaire de sa mauvaise réputation : servir de centre de formation intellectuelle aux djihadistes africains.

Le tabou du djihadisme

Plusieurs terroristes nigérians ayant mené des attentats meurtriers pour le compte de Boko Haram se sont en effet avérés être d’anciens étudiants de l’UIA. Cela ne semble pas être le destin de Hassan, 22 ans, qui révise ses cours adossé au mur échaulé d’un dortoir. Arrivé de Lagos il y a deux ans, il estime que le cursus de Khartoum a bien davantage de valeur que celui proposé par l’université islamique Al-Hikmah d’Ilorin, au nord de la mégalopole nigériane. « Ici, je peux obtenir un diplôme et me concentrer sur ma religion, car cette université est réputée dans le milieu islamique africain, explique-t-il en saluant des camarades de cours érythréens. Ma famille le sait et m’a laissé partir. » Il dit ignorer si des éléments de Boko Haram se forment ici et préfère citer en exemple un ancien étudiant de Karthoum devenu célèbre au Nigeria : Lamido Sanoussi, qui fut gouverneur de la Banque centrale de son pays, réputé pour sa lutte contre la corruption, avant de devenir Mohammed Sanoussi II, l’émir de Kano, la grande ville du Nord.

Passe une grappe d’étudiants d’Afrique francophone qui bavardent dans un français panaché d’arabe. Il y a Ali, fier d’avoir échappé à la scolarité catholique dans son pays, le Burundi, où il compte bien, à son retour, contribuer à faire rayonner l’islam. Un camarade togolais ajoute : « Je viens aussi d’un pays où les musulmans sont minoritaires, mais grâce à nous, ça va augmenter. » Leurs amis maliens, burkinabés, congolais et ivoiriens, acquiescent : « On se consacre surtout à l’étude des textes islamiques et on approfondit notre arabe tout en apprenant un métier. » Le responsable de l’amicale des étudiants francophones, le Nigérien Mahaman Inoua Mahaman, 29 ans, résume avec enthousiasme : « Tous ces étudiants que vous voyez, ils pourront à la fois travailler, faire le prêche et servir l’islam en Afrique. »

Aucun d’eux n’évoque ces étudiants qui, une fois diplômés, ont choisi les armes plutôt que le prêche. Comme ce déserteur de l’armée nigériane, Aminu Sadiq Ogwuche, retrouvé en train d’étudier l’arabe dans les jardins de l’Université internationale d’Afrique. Il a été extradé en novembre 2014 vers son pays d’origine, où il est accusé d’avoir organisé l’attentat commis en avril de la même année à Nyanya, un quartier d’Abuja, dans lequel 74 personnes ont péri. Sur le campus, c’est un tabou.

Hassan, étudiant nigérian à l'université internationale d'Afrique, à Khartoum.

Mélange des genres

A Paris, où il passe une partie de l’année, le rebelle soudanais Abdelwahid Nour ne décolère pas. « Pour le régime de Khartoum, cette université constitue toujours un centre de formation idéologique de futurs djihadistes, et, selon nos informations, nombreux sont les chabab et les membres de Boko Haram à s’y former », lance le chef du Mouvement de libération du Soudan. Même ton péremptoire du côté de Yasir Arman, secrétaire général de la branche nord du Mouvement de libération des peuples du Soudan (SPLM-N), qui explique depuis Londres : « C’est un lieu de radicalisation de jeunes Africains et les autorités n’ont fait que retirer le mot “islamique” du nom de cette université. »

Des accusations qui font sourire le doyen de l’université, Kamal Mohamed Obaid, qui reçoit dans son vaste bureau climatisé au premier étage d’un bâtiment du campus. « Beaucoup de gens sont contre le Soudan, rétorque-t-il. Nous n’avons rien à cacher, cette université est ouverte à tous et a reçu parmi ses visiteurs de grandes personnalités peu enclines à adouber le terrorisme. » Il évoque les anciens présidents sénégalais et sud-africains, Abdoulaye Wade et Thabo Mbeki, puis déroule une liste d’autres personnalités politiques ou intelectuelles africaines ou anglo-saxones. Il se lève, réajuste son turban et ses lunettes en marchant, puis poursuit : « Contrairement à ce que disent des opposants politiques, nous combattons le terrorisme ici par le savoir. Nous avons d’ailleurs récemment livré à la police un jeune étudiant suspect. Les universités occidentales sont confrontées aux mêmes dérives. »

Kamal Mohamed Obaid, doyen de l'Université internationale d'Afrique, à Khartoum.

Dans les années 1980, l’Université internationale d’Afrique s’appelait Centre islamique africain, un établissement public au service de la diffusion d’une pensée islamiste radicale à vocation panafricaine. Le mélange des genres entre islam politique des Frères musulmans, mystique de confréries soufies politisées et djihadisme s’est accentué dans les années 1990 avec l’arrivée au pouvoir d’Omar Al-Bachir. C’est aussi l’époque où le fondateur d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, déchu de sa nationalité saoudienne, circulait librement à Karthoum, accueilli à bras ouvert par Hassan Al-Tourabi, l’influent idéologue du moment.

« Au début des années 1990, sous l’influence d’Al-Tourabi, la pensée djihadiste est prégnante dans ce centre islamique africain devenu université », affirme Rüdiger Seesemann, professeur d’études islamiques à l’université de Bayreuth, en Allemagne. Qui reconnaît toutefois que l’orientation idéologique change lorsque le président Omar Al-Bachir déchoit puis emprisonne Hassan Al-Tourabi, qui fut son éminence grise. « C’est peu à peu devenu une université islamique moderne, où l’enseignement religieux respecte les rites des pays d’origine des étudiants. Il me semble qu’il n’y a plus d’agenda djihadiste », estime M. Seeseman.

La salle de prière de la grande mosquée de l'Université internationale d'Afrique, à Khartoum.

« Comme les missionnaires chrétiens autrefois »

Reste la volonté farouche d’islamiser l’Afrique et de former des cadres, des ingénieurs, des enseignants qui soient aussi des prosélytes. Lors du forum de la Da’wa (prédication, en arabe), qui s’est tenu à Karthoum en octobre, des prêcheurs wahabites sont venus du Tchad ou des Comores pour insister sur le rôle de cette institution « au service du maintien et du développement de l’islam en Afrique ». Ils ont estimé qu’il fallait bien davantage de prédicateurs en Afrique, « comme ce fut le cas pour les missionnaires chrétiens autrefois ».

La plupart des étudiants admis à l’Université internationale d’Afrique sont d’extraction modeste et n’ont ni les moyens financiers ni un niveau d’étude suffisant pour intégrer la prestigieuse Al-Azhar au Caire ou les autres universités islamiques reconnues sur le continent, la Zitouna à Tunis ou Al-Quaraouiyine à Fès, au Maroc. Il reste bien l’Université islamique d’Ouganda, mais, à Karthoum, l’UIA distribue bien davantage de billets d’avion et des bourses d’études, à travers le réseau diplomatique soudanais ou par le biais d’ONG islamiques telles que la controversée Da’wa Islamiya, soupçonnées de favoriser un islam radical sous couvert d’actions humanitaires.

Ce qui n’est pas sans inquiéter les autorités locales. « Nous sommes davantage rassurés par les bourses d’études des gouvernements marocain ou algérien, explique Malam issa Mahaman, secrétaire général du ministère de l’enseignement supérieur au Niger. Au regard de l’orientation islamiste officielle du Soudan, il y a un risque que des jeunes se laissent tenter par un radicalisme intellectuel et le rapporte dans notre pays. »

Avec le soutien financier de l’Etat soudanais et de ses partenaires du Golfe (Qatar et Emirats arabes unis), ou encore de l’Organisation de la conférence islamique, l’UIA se rêve en centre de formation panafricain au service de l’islam. Ou plutôt d’une expansion de l’islam sur le continent. Le doyen s’illumine lorsqu’il parle des projets de développement, et d’extensions de bâtiments flambant neufs. Puis il partage son ambition : « Devenir une Al-Azhar d’Afrique subsaharienne. »

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