La quête acharnée des Grands-mères de la Place de Mai

En Argentine, des grands-mères mènent depuis près de 40 ans une traque sans relâche : retrouver leurs petits-enfants, nés pendant la dictature militaire (1976-1983). À cette époque, environ 500 bébés ont été arrachés à leurs mères puis placés dans des familles plus ou moins proches du régime, tandis que leurs parents étaient assassinés. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ne savent toujours pas qu’ils sont enfants de disparus. Par Laetitia Dive.
La quête acharne des Grandsmères de la Place de Mai
Perfil.com

Dans le salon des Grands-mères de la place de Mai, la présidente de l’association, Estela de Carlotto, évoque en souriant le 118e enfant, retrouvé début novembre : « C’est un jeune qui est né en captivité. La mère était enceinte de huit mois lorsqu’elle a été séquestrée par les militaires ». Aujourd’hui, Martin Ogando Montesano a 38 ans et il vient de retrouver sa famille biologique grâce à l’action de ces femmes infatigables. Sa propre grand-mère, Delia Giovanola, fait d’ailleurs partie des douze fondatrices de l’association.

Estela de Carlotto

Ces retrouvailles joyeuses, Estela de Carlotto les a vécues en août 2014. Comme beaucoup d’autres, son petit-fils s’est présenté au siège de l’association et a demandé à faire un test sanguin. Son ADN a ensuite été comparé à ceux conservés dans la Banque Nationale de Données Génétiques. Créée en 1987 à la demande des Grands-mères, elle abrite les cartes génétiques de toutes les familles de disparus. Le sang a ensuite parlé de lui-même : Guido, alors âgé de 36 ans, était bien l’enfant de sa fille, Laura, exécutée sous la dictature.

Des recherches incessantes
Aujourd’hui, Estela de Carlotto a 85 ans. Elle voit régulièrement son petit-fils, musicien de jazz. Pourtant, elle continue à se rendre tous les jours au siège de son association et parcourt le monde pour parler de son action. Car sur les 500 enfants disparus, beaucoup manquent encore à l’appel. « Nous avons la conviction que certains peuvent aussi être en Europe. Les gens s’installent plus facilement à l’étranger de nos jours ». Comme les autres grands-mères, elle a souvent observé les jeunes de la génération de son petit-fils : « J’ai cherché dans des centaines de visages les traits de ma fille Laura. Je n’avais que ça pour essayer de le trouver ».

La quête s’avère d’autant plus difficile lorsque le sexe de l’enfant n’est pas connu. Parmi les bébés volés, beaucoup ont vu le jour en captivité. La famille n’était pas toujours au courant de la grossesse. C’était le cas pour Estela de Carlotto. En 1978, les militaires sont au pouvoir depuis deux ans et mènent une violente répression. Des centaines de personnes disparaissent mystérieusement. Alors qu’elle craint que sa fille ait été tuée, elle apprend par une ancienne détenue que Laura est vivante et enceinte. « C’était une magnifique nouvelle ! J’ai préparé un trousseau, je pensais qu’on m’apporterait son bébé après sa naissance… J’ai attendu des années », raconte la grand-mère, la gorge nouée.

Réalisée par Thom Sanchez

Comme les 30 000 disparus de cette époque, Laura de Carlotto est finalement assassinée en août 1978, deux mois après son accouchement. Elle est exécutée sur une route. Beaucoup d’autres sont éjectés d’un avion après avoir été drogués lors des tristement célèbres « vols de la mort ». Quant aux enfants, ils sont confiés à des familles proches du régime. Certains sont élevés par les bourreaux de leurs parents biologiques. Pendant ce temps, sur la place de Mai, les mères des disparus manifestent et brandissent sans cesse cette même question : « Où sont nos enfants disparus ? ».

L'idée du sang
Les maris restent à la maison : l’armée n’ose pas réprimer aussi violemment les femmes que les hommes. Elles s’organisent entre elles et sont à l’affût de la moindre piste.La quête des enfants disparus débouche rapidement sur celle des petits-enfants. Mais comment retrouver un être né en captivité et dont on ne connait ni le sexe ni le nom ? Pendant la dictature, la tâche est vaine : seulement quatre enfants de disparus sont retrouvés par des heureux hasards. C’est au bout de quelques années que va germer l’idée du sang. Au début des années 1980, alors que la dictature se fissure et que le monde découvre la tragédie des « disparus », les grands-mères se rendent aux États-Unis pour rencontrer des spécialistes de la génétique. Au bout de plusieurs mois, la recherche porte ses fruits : les médecins créent « l’indice de grand-parentalité » qui permet de retracer les lieux génétiques entre un individu et ses grands-parents. Cette découverte change radicalement les recherches de l’association. « Sans le sang, notre quête était tout simplement perdue », affirme Estela de Carlotto.

Aujourd’hui, les grands-mères reçoivent chaque mois des personnes nées pendant la dictature et qui doutent de leur identité. D’autres ne viendront jamais. « Les réactions sont très variables, certains ne préfèrent pas savoir ». Plusieurs cas ont aussi été répertoriés grâce à des dénonciations de proches. Mais il est alors difficile de soumettre la personne au test ADN. L’association travaille avec de nombreux avocats, souvent chargés de régler les litiges avec les familles adoptives. Des psychologues sont aussi présents. Car ces « bébés volés » ont aujourd’hui près de quarante ans, un âge où il est compliqué de reconstruire son identité.